« Sans croissance, point de salut ! » disent les gouvernements européens à tout va, assimilant la croissance économique au progrès humain et social. Derrière cette course effrénée, un seul et même concept construit de toute pièce par les macroéconomistes et désormais érigé en totem : le PIB (Produit Intérieur Brut).
En effet, il n’est pas un seul jour sans que le PIB soit repris dans le discours politique ou médiatique, que ce soit pour mesurer l’évolution de la croissance économique à l’aide du taux de croissance du PIB, ou bien des ratios devenus incontournables dans le suivi des politiques économiques. On pense en premier lieu aux politiques conjoncturelles nationales avec le niveau d’endettement public comparé au PIB ou encore les prélèvements obligatoires par rapport au PIB qui sert à rendre compte de la « pression fiscale » d’un pays et d’effectuer des comparaisons internationales.
Avec la création de l’Union européenne, ces ratios ont progressivement fait l’objet d’un contrôle par la Commission européenne pour les pays de la zone euro, car la mise en place de la monnaie unique implique d’homogénéiser les situations macroéconomiques des pays (chômage, inflation, solde extérieur, croissance) et de facto réduire les marges de manœuvre des politiques conjoncturelles. En témoigne le traité de Maastricht et ses fameux « critères de convergence » : une dette publique limitée à 60% du PIB et un déficit public limité à 3% du PIB (nous en reparlerons dans un autre article !!).
La
question de l’origine du PIB renvoie inévitablement à la question de la mesure
de la richesse nationale qui elle, est bien plus ancienne. On peut même dire
que cette question est consubstantielle de l’économie. Les premières
estimations du revenu national sont attribuées à des auteurs précurseurs, en
particulier William Petty[1].
Ce philosophe et économiste avait par exemple entrepris des calculs des
ressources qui seraient nécessaires pour s’engager pleinement dans la guerre anglo-néerlandaise.
Au milieu du 17ème siècle, Petty visait à faire financer par
l’impôt, l’armement nécessaire à la guerre. Il lui fallait donc en quelque
sorte identifier une « assiette » d’impôt. Calculer un revenu
national (la richesse monétaire du pays) lui permettait d’estimer combien
l’État pourrait prélever, et partant la capacité anglaise à tenir tête aux
ennemis, en particulier à la France et à la Hollande. On pourrait aussi citer
les physiocrates comme les précurseurs de la macroéconomie avec François
Quesnay, médecin de Louis XV qui dans son Tableau économique (1758)
établissait les relations circulaires entre les individus des différentes
classes sociales (voir tableau ci-dessous) du royaume de France dans l’optique
de prédire les situations de disette ou de pénurie. Dans l’optique physiocrate
(du grec « physis » / « kratos » c’est-à-dire le pouvoir de
la nature), seule la terre est source de richesse (classe productive) tandis
que la classe stérile ne fait que transformer la matière première en produits
finis. En voici une représentation simplifiée :
Il revient cependant à Thomas Malthus de proposer en 1820 dans son ouvrage Principes d’économie politique, une définition de la richesse qui fera date. Il la définit comme « toutes les productions qui pourraient être mesurées ». Il s’agit pour Malthus non seulement de mesurer, par-là, la puissance des nations, mais aussi de suivre son accroissement dans le temps. Mais une inconnue subsiste dans l’équation : que faut-il mesurer ? La richesse des travailleurs ? des patrons ? des propriétaires ? Aucune définition stabilisée n’existe, empêchant par là même la possibilité d’établir un indicateur agrégé. Ce n’est donc qu’au XXème siècle que naît la macroéconomie, c’est-à-dire les comptes de la Nation, et avec elle le sacro-saint PIB. Avant de continuer, il est important de rappeler la différence fondamentale entre la macroéconomie et la microéconomie : l’une s’intéresse aux données agrégées, que l’on peut résumer avec le « carré magique » de Nicholas Kaldor : PIB, inflation, chômage, solde extérieur. L’autre s’intéresse aux comportements individuels considérés comme rationnels dans la théorie néoclassique standard. Il apparaît donc que seule la première, en raison de la vue d’ensemble qu’elle fournit, peut servir comme outil d’économie politique, érigeant alors l’économiste en planificateur, mais aussi dans une certaine mesure, en physicien du monde économique. De nombreuses lois bien connues des étudiants en témoignent : loi des rendements décroissants en agriculture, loi de King, loi d’Okun (lien PIB/chômage), loi Kaldor-Verdoorn (lien production/productivité) …C’est à la suite de la crise de 1929, réputée être la plus grande crise du capitalisme au XXème siècle, que l’économiste américain d’origine biélorusse Simon Kuznets, détenteur du Prix Nobel 1971 pour ses travaux sur la croissance, est sollicité par le Congrès en 1932 afin de créer un indicateur pouvant mesurer l’ampleur de la crise. Par ailleurs, un tel indicateur devait aussi mesurer le potentiel militaire des Etats-Unis à travers sa richesse : en effet, en économie de guerre, la bataille se mène aussi à travers les chiffres. De là naît le PIB (Produit Intérieur Brut), calculé à l’aide de la somme des valeurs ajoutées des agents économiques sur le territoire national ainsi que le taux de croissance du PIB. Le revenu national peut également s’écrire sous la forme d’une équation dite de l’équilibre emplois-ressources :
Avec C (Consommation
finale des ménages), I (Investissement des entreprises), G
(Dépenses publiques), et X-M (solde extérieur). On comprend alors que
lorsque la richesse produite est supérieure aux besoins des résidents, celle-ci
est exportée et renforce alors la compétitivité du pays.
Cependant,
le fondateur du PIB n’était pas dupe quant au caractère réducteur de la richesse
mesurée par son indicateur, ne prenant en compte ni la production domestique ni
les activités illicites. Il tente cependant de le justifier en arguant que la
société doit être envisagée comme un tout (« general agreement »)
et que seules les activités qui procurent le plus de satisfaction (activités
non-productives < activités productives) doivent être prises en compte dans
le calcul. En ce sens, les choix effectués par les technocrates du Congrès américain
sont révélateurs de jugements de valeur entrant alors en contradiction avec le
principe de « neutralité axiologique » wéberien en plus de s’être
tenus à l’écart de toute délibération publique.
Simon Kuznets
De cette première invention vont se succéder deux autres toutes aussi importantes :
- Tout d’abord, Kuznets participe à la théorisation des cycles économiques, entendus comme une succession de phases de croissance, crise, récession et reprise. Ses travaux empiriques témoignent de l’existence d’un « cycle de Kuznets » d’une durée allant de 15 à 25 ans. Cette contribution tombera vite aux oubliettes au profit des travaux de J. Kitchin, C. Juglar et N. Kondratieff qui vont véritablement institutionnaliser la théorie des cycles.
- Ensuite, Kuznets établit dans son article « Economic Growth and Income Inequality », The American Economic Review (1955) un lien entre croissance et inégalités au sein d’un pays : la fameuse courbe de Kuznets en forme de U inversé. L’auteur explique dans un premier temps que les inégalités augmentent avec la croissance car ses fruits sont essentiellement captés par les épargnants et investisseurs. Ce n’est que dans un second temps, avec le développement du système éducatif et la montée en qualification des travailleurs que les inégalités s’amenuisent car alors le salaire des travailleurs qualifiés et non qualifiés se rapproche en moyenne.
La vision kuznetsienne repose cependant sur
un postulat fondamental : l’absence de lien entre les phénomènes
macroéconomiques et les comportements microéconomiques. En ce sens, il
s’opposera à Keynes qui dans la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt
et de la monnaie (1936) soutient à l’aide d’hypothèses sur la psychologie
des agents (loi psychologique fondamentale, anticipations) que les
comportements individuels impactent le volume de production et d’emploi d’un
pays.
Aujourd’hui, le PIB, bien que contesté pour son incapacité à rendre compte des inégalités, des externalités environnementales ou encore du lien social indispensable au bon fonctionnement démocratique, semble au moins révéler à travers sa construction, la toute puissance des économistes. Construit à l’écart de tout débat public, le PIB met au jour la gouvernance par les experts où comme dans La République de Platon, un Conseil nocturne de sages prend les décisions pour le « bien » de la cité. Par ailleurs, la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi mise en place en 2008-2009 rappelle que le PIB est une mesure de la production et non du bien-être ou de la qualité de vie, comme en ont d’ailleurs témoigné précédemment les travaux en économie du bonheur : Richard Easterlin[2] montrera par exemple un paradoxe selon lequel même si le niveau de richesse augmente le niveau de bonheur individuel, les pays les plus riches ne sont pas nécessairement les plus heureux car les individus finissent par se satisfaire de leur situation et ainsi désirer davantage (tapis roulant hédonique), mais également car ils n’ont de cesse de se comparer, ce qui tend à une dévalorisation relative de leur richesse personnelle.
De surcroît, le PIB ne prend pas en compte la qualité de vie (santé, éducation, logement, liens sociaux) et l’appréciation subjective des agents et se contente d’une mesure objectivante et désincarnée du bien-être. Enfin, ce n’est pas tant le PIB que l’usine à gaz des ratios construits sur sa base qui pose problème. Par exemple, le ratio dette publique/PIB compare des stocks (dette publique) et des flux de revenus (PIB), ce qui revient à comparer des carottes et des tomates. Pourtant, ce ratio est utilisé comme un épouvantail lorsqu’il franchit une certaine limite plus ou moins arbitraire. L’article des économistes américains C. Rogoff et K. Reinhart intitulé « Growth in a time of debt » (2010) a fait date en soulevant un tabou…démenti par leurs propres étudiants : au-delà d’un seuil d’endettement de 90%, la dette publique nuirait à la croissance économique. On voit ici le caractère symptomatique d’un tel regard totémisant sur le PIB, créant en regard des tabous sur la dette complément infondés : l'économiste, l'Homme d'Etat ou le banquier central, pris dans ce que Keynes nomme l'incertitude radicale, se réfugient derrière des totems réconfortants sans toujours prendre le temps de l'analyse critique. A ce titre, l’économiste Gaël Giraud propose de comparer le service de la dette (flux) par rapport aux recettes fiscales (flux) par souci de cohérence.
Résultat des courses : la dette publique apparaît parfaitement soutenable
avec ce ratio mais non avec l’autre. En définitive, si l’on veut des politiques
économiques efficaces et soutenables, le PIB doit être utilisé de manière
raisonnée à travers des indicateurs pertinents faisant de lui un gouvernail et
non un épouvantail sans fondement véritable.
Afin de conclure cet article, je me permets de vous rappeler cette (magnifique) citation de Keynes dans la Lettre à nos petits-enfants (1930), tellement celle-ci est toujours aussi pertinente et qui peut (doit) nous aider à prendre un peu de recul : « Les économistes sont présentement au volant de notre société, alors qu'ils devraient être sur la banquette arrière ».
A méditer !
Adrien Loustaunau
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