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La Turquie d'Erdoğan (2022)

Anne Andlauer propose une analyse nuancée de la Turquie sous la présidence d’Erdoğan, en montrant que ce pays ne se résume pas à son dirigeant, malgré sa volonté de concentration du pouvoir et son ambition de restaurer une Turquie forte et souveraine. À travers une enquête rigoureuse, elle met en lumière les tensions entre un régime de plus en plus autoritaire et une société turque en quête de libertés, tout en soulignant les limites et contradictions du projet politique d’Erdoğan sur la scène nationale et internationale.

Présentation

Référence bibliographique : ANDLAUER Anne, 2022, La Turquie d'Erdoğan, Clamecy, Éditions du Rocher.

La Turquie fait parler d'elle mais reste toutefois méconnue. Victime d'incompréhensions et de stéréotypes, la Turquie est bien plus complexe, pétrie de multiples racines parfois contradictoires. C'est bien un éclaircissement qu'Anne Andlauer cherche à apporter : non, Erdoğan n'est pas la Turquie, il ne résume pas ce pays et ce peuple. C'est en effet sur le président turc actuel, Recep Tayyip Erdoğan, qu'Anne Andlauer fonde son analyse : quelle est sa politique, sa vision de la Turquie et sa perception, que ce soit à l'international ou au sein de la population turque ? Tout au long de l'ouvrage, l'auteure fait une distinction entre une population de plus en plus vivace et éprise de libertés et un pouvoir de plus en plus autoritaire et religieux. Il y a un retour des empires, Erdoğan en est l'un des exemples. Il veut poser la Turquie comme nouveau califat et l'affirmer en tant que puissance régionale face aux autres pays du Moyen-Orient (en particulier l'Iran et l'Arabie Saoudite).

Mots-clés : Turquie, empire Ottoman, islam, laïcité, liberté, répression, migrations, Europe, Syriens, mosquées

Anne Andlauer est journaliste et spécialisée sur les questions turques. Elle vit en Turquie depuis 2010. Elle est correspondante pour de nombreux médias français (Radio France Internationale, Le Figaro, Le Temps et Radio France).

Cet ouvrage s'inscrit dans un contexte de montée en puissance de la Turquie sur la scène internationale. Son arrogance et son affirmation inquiètent les pays occidentaux qui s'éloignent de plus en plus de ce lointain cousin européano-anatolien. Le peu d'avancées démocratiques obtenues depuis un siècle est de plus en plus mis à mal par le président en place et la Turquie cherche inlassablement à se poser comme une puissance régionale.

Ce livre tente d'apporter quelques angles d'analyses, non exhaustifs et plus ou moins subjectifs, pour comprendre la Turquie de ces dernières années, les débats qui la traversent et en donner un aperçu général. Anne Andlauer réalise une enquête de terrain précise et méticuleuse : que ce soient des données statistiques ou des entretiens directs avec différentes personnalités (députés, citoyens, historiens...).

La voie de l'autocratie 

Depuis son arrivée au pouvoir en 2003 (en tant que premier ministre) et son élection à la présidence en 2014, Erdoğan tend à se poser de plus en plus comme « hyperpésident ». Toutes les actions qu'il fait le sont dans le but de rester au pouvoir : « ...l'Erdoğan d'aujourd'hui consacre tout son talent à perpétuer son pouvoir. » (p.67) Erdoğan ne cache pas cette image, au contraire, c'est bien celle qu'il souhaite donner : l'image d'un président fort, à l'image de son peuple et incarnant ainsi une Turquie forte. La représentation tire sa force de sa simplicité. Toutefois, Anne Andlauer vient préciser et contrecarrer cette thèse : « La Turquie ne se résume pas à ce que dit, fait ou veut celui qui la dirige. Recep Tayyip Erdoğan n'est pas le chef omnipotent qu'on représente souvent. Tout « hyperprésident » qu'il soit, sa popularité est friable et son assise fragile. » (p.13) Erdoğan cherche donc à assoir un pouvoir de plus en plus menacé. Erdoğan n'est pas la Turquie, bien qu'il l'affirme. La vision d'une Turquie homogène, forte et unie n'est pas représentative de la réalité, toujours plus complexe. 

Erdoğan, président des campagnes ? Résultats des élections présidentielles turques de 2023.


Cette « hyperprésidentialisme » se traduit par un autoritarisme croissant du pouvoir. Le parti d'Erdoğan, l'AKP – Parti de la justice et du développement – au pouvoir depuis 2003, revient de plus en plus sur les acquis difficilement obtenus depuis l'ère kemaliste : « ...la mainmise du pouvoir sur l'enseignement supérieur comme sur toutes les institutions. » (p.31) La première forme d'éloignement du pouvoir avec l'idéal démocratique réside dans une augmentation des discriminations à l'égard des minorités, Kurdes et Arméniennes en particulier : « ...sur twitter, ceux qui insultent les Kurdes ne sont pas inquiétés. Apparemment, la liberté d'expression est réservée à certaines personnes et à certains sujets. » (p.25) ; « ...les Arméniens de Turquie qui remettaient en cause certaines choses ne pourraient jamais vivre en pais. » (p.94) En outre, les libertés fondamentales sont de plus en plus écartées sournoisement : « ''La Turquie n'abandonnera jamais la liberté de la presse, mais nous ne permettrons jamais qu'elle soit utilisée pour mener une sombre propagande à l'encontre de notre pays, à l'intérieur et à l'étranger.'' déclarait le président le 10 janvier 2021. » (p.105)


Lors du coup d'État de juillet 2016, Erdoğan appelle la population à descendre dans la rue,... par téléphone.

Pourtant, Anne Andlauer parle bien de « monologue » du chef de l'État dans les médias « traditionnels » (p.111). Les médias d'opposition sont certes autorisés, mais de plus en plus cibles de pression en tous genres les forçant ainsi à se taire ou se dissoudre. Au sein même de son parti, le fonctionnement démocratique n'est pas de mise : « Recep Tayyip Erdoğan dirige l'AKP comme une entreprise familiale, entourée des mêmes personnes, en espérant que la caravane s'alignera en cours de route, comme on dit en turc. » (p.21) Le pouvoir fait de plus en plus ce qu'il veut, bafouant la séparation des pouvoirs propre à la démocratie qu'il affirme pourtant incarner. 

Tous comme les médias, la justice n'est pas libre : « Le pouvoir fait ouvrir aux juges le procès qu'il veut. Il fait écrire aux procureurs les actes d'accusation qu'il veut. » (p.105). Élément d'autant plus pratique pour Erdoğan car il lui permet de réprimer légalement les populations minoritaires Kurdes pour des actions qu'il juge terroristes.

Une vision singulière de la Turquie 

Toutes ces mesures sont prises pour mettre en place la vision qu'Erdoğan a de la Turquie, c'est-à-dire créer un peuple homogène, construit autour de l'islam sunnite, indépendant et souverain, dans une optique de restauration du califat ottoman. 

Première prière dans Sainte-Sophie redevenue mosquée. Au centre, Erdoğan anime la prière en lisant la première sourate du coran. Un message on ne peut plus claire...

Erdoğan souhaite porter la voix Turque sur la scène internationale, une voix souveraine alignée sur aucun autre modèle : « ''L'imitation de l'Occident est le plus grand échec de notre république.'' » regrettait Erdoğan (p.112) C'est dans cette optique d'une recherche de puissance qu'Erdoğan procède à un : « nettoyage idéologique » (p.106) du peuple Turc. Ce « nettoyage » passe par l'éradication des minorités, mais aussi par un renforcement de l'islam dans les jeux de pouvoir et une lutte contre la laïcité jugée occidentale : « La Turquie n'a jamais été laïque. La Turquie moderne a toujours mené une politique fondée sur l'islam et sur la turquisation. » (p.209) 

Anne Andlauer consacre tout un chapitre sur la question du retour de Sainte Sophie en tant que mosquée en juillet 2020. Cet acte, éminemment politique avant d'être religieux, se pose comme un avertissement et une provocation à l'égard de l'Occident et permet un renforcement de la popularité d'Erdoğan au sein des frontières turques. 

"La transformation de Sainte-Sophie en mosquée est le point d'aboutissement du nationalisme turc, que je décris plutôt comme un national-islamisme."

C'est dans cette optique de « turquisation » que le pouvoir turc élimine les minorités jugées non-turcophones.

Toutefois, le pouvoir d'Erdoğan n'est pas absolu et rencontre malgré tout des oppositions et des limites pouvant faire craindre le dirigeant Turc pour son avenir : « On l'ignore ou l'oublie souvent, mais l'AKP ne détient pas la majorité absolue dans l'hémicycle issu du vote du 24 juin 2018. » (p.90-91) Si l'AKP détient la majorité au sein du Parlement, c'est grâce à une alliance avec le Parti d'action nationaliste (MHP), classé à l'extrême-droite. Néanmoins, cette alliance sera-t-elle suffisante pour gagner les élections présidentielles de juin 2023 ? En effet, l'AKP a perdu les mairies d'Istanbul et d'Ankara (les deux plus grandes villes Turques), qui sont passées à l'opposition lors des dernières élections municipales de 2019. En outre, l'économie turque est en mauvaise santé : « L'épidémie de Covid-19 n'a fait qu'aggraver les faiblesses de l'économie, écrasant des millions de Turcs sous le chômage et l'inflation. » (p.98) De plus en plus de Turcs perdent confiance en l'État. 

Le 9 février 2023, Antioche sombre dans le chaos. Une opportunité en or pour Erdoğan de rayer l'héritage chrétien de la région et d'oeuvrer pour l'homogénéisation du peuple turc. 

Dans le dernier chapitre, Anne Andlauer aborde la question de la gestion des séismes. Tout le monde sait que le risques et présent et que les conséquences peuvent être catastrophiques, notamment à Istanbul, en cas de séisme. Toutefois, l'État turc, en évitant la problématique ou en la minimisant, traduit son incapacité : « ''Quand il est question de séisme, personne ne veut affronter la réalité. C'est en partie lié à l'impuissance des citoyens, qui réalisent que si l'État vient détruire leur maison, ils n'auront jamais les moyens d'en reconstruire une autre, ou de payer un loyer le temps de la reconstruction.'' » (extrait d'entretien, p.231).

Le camps des "nostalgiques"

"L'Europe affronte une situation où les empires sont de retour. Il y en a au moins trois."

En plus de la Turquie, Anne Andlauer distingue également la Russie et la Chine. Ces trois pays veulent retrouver une place et un statut qu'ils jugent légitime face à une perte de vitesse des puissances occidentales et le repli des États-Unis : « Dans un monde multipolaire de plus en plus chaotique, dans une région marquée par le désengagement américain et l'atonie européenne, Recep Tayyip Erdoğan voit son pays en étoile montante et saisit toutes les occasions de projeter l'image d'une Turquie forte et sûre d'elle-même. » (p.143) 

Poutine et Erdoğan à Moscou en 2019, réunis autour d'une glace. Pour l'anecdote, Vladimir Poutine a commandé une glace Vologda pour le président turc et une glace Iz Korebovki pour lui-même.

Erdoğan n'a pas encaissé l'humiliation du traité de Sèvres en 1923 et la dislocation de l'empire ottoman par les Alliés. En plus de s'ériger toujours plus contre l'Occident (la Turquie s'écarte de plus en plus de l'Union Européenne et sa candidature est de moins en moins crédible), Ankara cherche à se positionner, se re-positionner, comme leader du monde arabe. C'est dans cette optique que la Turquie se montre toujours plus agressive à l'égard de ses voisins et prend part à de nombreux conflits, pour affirmer sa puissance et son influence. Toutefois, la Turquie n'a pas les moyens de ses ambitions.

Critiques

Le livre d'Anne Andlauer apporte des éléments concrets pour corriger (ou conforter) les idées souvent stéréotypées que l'on peut se faire de la Turquie, de son gouvernement et de sa population. Son livre est davantage un long article journalistique sans grand style littéraire qu'une réelle enquête sociologique. En effet, à de nombreuses reprises, notamment sur la question des droits des femmes et des LGBT, Anne Andlauer manque de neutralité, nuisant ainsi à une compréhension pleine du sujet. Toutefois, l'ouvrage aborde de multiples facettes de la Turquie : son gouvernement, la jeunesse, sa place dans les RI, Sainte-Sophie et même les séismes ! Ce qui rend le indéniablement varié et agréable.

Citations

« La Turquie est un terrain idéal pour pratiquer le journalisme. Il s’y passe en sept jours ce qui, ailleurs, surviendrait en un an ou plus, ou ne surviendrait sans doute jamais. » (p.9)

« Vue d’Europe occidentale, la Turquie intrigue et inquiète. Pourquoi n’y sommes-nous pas indifférents, comme nous savons l’être à l’égard de pays plus proches géographiquement, ou dont les gouvernants piétinent les droits de l’homme avec encore plus de vigueur ? » (p.10)

« C'est à eux [aux médias], et aux prochaines générations de journalistes turcs qu'il reviendra de réparer les dégâts de l'ère Erdoğan. » (p.120)

« Comparaison n'est pas toujours déraison. Quel que soit le pays, il est souvent intéressant de chercher les continuités, de se demander par exemple en quoi un régime défunt, surtout quand il s'est perpétué sur une longue durée, influence encore aujourd'hui les institutions du pays et la pratique du pouvoir : comment l'imaginaire historique d'un(e) dirigeant(e) imprègne sa façon de gouverner et de se projeter sur la scène mondiale. » (p.123)




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