Edouard Bernays, figure emblématique de la propagande moderne, développe dans Propaganda (1928) l’idée que la démocratie repose non sur la souveraineté du peuple, mais sur l’art subtil de l’influence exercée par une élite éclairée. En exploitant les ressorts psychologiques des foules et en façonnant habilement leurs désirs, il démontre que la domination la plus efficace n’est pas celle qui s’impose par la force, mais celle qui s’insinue dans les esprits sous les atours de la liberté. En d'autres termes : le pouvoir véritable est celui qui se dissimule, qui s’ancre dans les esprits au point que chacun en épouse les règles, les croyant siennes.
Edouard Bernays (1891-1995), publicitaire et conseiller en relations publiques américain, est considéré comme le père de la propagande politique et industrielle moderne. Une paternité qui lui vaudra l'humble et cynique surnom de « Machiavel du XXe siècle ». C'est dans son livre publié en 1928 Propaganda qu'il expose tout son raisonnement et ses stratégies de manipulation de l'opinion. Le sous-titre de cet ouvrage prête d'ailleurs à réflexion : « comment manipuler l'opinion en démocratie ? »
Il ne faut pas voir en Bernays un précurseur de Goebbels au service de quelque tyrannie, mais plutôt un publicitaire « humaniste » qui, tout en cherchant à vendre, nous a révélé les rouages de son art, afin que la conscience de ces mécanismes éclaire notre quête de liberté. Penchons-nous donc sur cette méthode de manipulation à l'usage des débutants, sans a priori ni jugement, seule une analyse objective et dénuée de préjugés peut se révéler véritablement efficace.
Propaganda, rédigé en 1928, ce livre ne doit pas être lu pour son style (fort médiocre) mais bien pour ce qu'il renferme : l'art de tirer les ficelles. |
Pour Bernays, la démocratie est un régime dans lequel une minorité éclairée et intelligente doit manipuler l'opinion publique pour le bien de la société. Bernays fait donc le postulat suivant : une foule est d'abord dominée et régie par ses instincts, (par ce que Freud appellerait le « ça » et ce que Platon regroupe sous le terme de « passions »). Ainsi donc, la démocratie n'est en rien le pouvoir du peuple. Bernays va plus loin en affirmant ce paradoxe que la démocratie est même une dictature aboutie : l'élite dirigeante cherche à influencer plutôt qu'à imposer. Si le pouvoir, comme en dictature, était imposé, alors il serait visible, et les individus sauront qu'ils ne sont pas libres. Un pouvoir qui influence est un pouvoir sournois, c'est un pouvoir qui fait croire à la foule qu'elle est libre pour mieux la dominer. Bien entendu, Bernays affirme que les dirigeants travaillent pour leurs propres intérêts et ne se mettent en aucun cas au service d'un bien commun social ou humain.
Les travaux de Bernays ont été considérablement influencés par ceux de Freud. En effet, il base ses connaissances sur la psychologie sociale, qu'il met au service des politiques et des grands industriels afin que ceux-ci étendent leurs pouvoirs. Quelques exemples : en 1917 Bernays a aidé le président Wilson à préparer le peuple américain à l'entrée en guerre en participant notamment à l'élaboration de la célèbre affiche de l'oncle Sam (“We want you for the U.S. Army”) Dans les années 1920, Bernays est mandaté par Lucky Strike pour convaincre les femmes de fumer.
![]() |
Message caricatural certes, mais la finalité - lutter contre la barbarie - justifiait cette mise en scène grossière. |
Pour cela, Bernays a décidé de modifier la perception de la représentation de la cigarette chez les femmes. Pour pousser les femmes à fumer, et ainsi étendre le marché de Lucky Strike, Bernays organise à New York une manifestation de femmes avec une cigarette à la main et des pancartes sur lesquelles est écrit "torches de la liberté".
Se dégage ici très bien, la définition de la manipulation. D'un point de vue strict, la manipulation consiste à accoler à une pratique, une représentation symbolique. Autrement dit, il s'agit d'associer à une action, un usage qui va permettre de la légitimer.
Il faut faire naître et consolider des représentations dans notre conscience, pour rendre les individus complices complices et acteurs de leur domination.
Comment convaincre les femmes de fumer ? La cigarette est perçue comme un symbole de conquête de l'émancipation. Une femme fumeuse deviendrait donc libre et révolutionnaire. Là réside le cœur de la manipulation : faire en sorte que l'opinion personnelle fasse oublier le but initial : que notre sensibilité occulte les raisons objectives. Le but de Bernays n'a jamais été de libérer les femmes, mais en jouant sur les sensibilités des femmes, il a réussi à les convaincre de faire ce qu'il souhaitait. Agir sous manipulation c'est agir avec la conviction d'être libre.
« Ma gorge est en sécurité avec Craven A...
Vous pouvez faire confiance à leur qualité et à leurs produits. »
Autre temps, autres moeurs...
Comment appliquer l'analyse de Bernays de la société dans laquelle nous vivons aujourd'hui ? À en juger dans les actions sociales et à en croire l'opinion commune, liberté est synonyme de désir, de satisfaction pulsionnelle : est libre celui qui est capable de satisfaire ses pulsions, ses instincts, ses passions. Donc, c'est en procurant au peuple ses désirs, en tout genre même les plus vils, que sa soumission est assurée. Lorsqu'un individu est dominé par ses pulsions, le meilleur moyen pour le contrôler est d'être maître de ses pulsions. Comme l'avait très bien compris les Romains, panem et circenses (du pain et des jeux), un peuple qui jouit est un peuple qui se tient tranquille.
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Débattre