Par un matin d'été de l'année 20.., je flânais nonchalamment dans un quartier tranquille du XVe arrondissement de Paris, lorsque soudain je m'étonnai, ayant levé les yeux, de voir que nous marchions rue Paul Delmet. Je le fis alors incontinent observer aux amis qui m'accompagnaient.
« Oh ! Quelle belle chose de rendre ainsi hommage à ce compositeur de talent, père de la chanson française ! »
Voici précisément les mots que l'on ne me répondit pas. Et à juste titre d'ailleurs, car qui aujourd'hui connaît encore Paul Delmet ? Eh bien moi, tiens, pour commencer. Si votre curiosité prend peu à peu un tour intéressé, cela ne pouvait mieux tomber : j'allais justement vous proposer une escapade dans un monde extraordinaire, celui des chansonniers montmartrois de la fin du XIXe siècle.
Quel charisme.
Paul Delmet (1862-1904), né à Paris et mort à Paris, est un Parisien, certes, mais surtout un homme qui prit les devants de son temps.
À une époque où la musique et les mots raffinés, qui étaient retranchés dans des disciplines d'élite (le théâtre ou l'opéra), échappaient souvent au plaisir des foules, Paul Delmet corrigea l'injustice en produisant une chanson française si universelle et si populaire, que tous purent prendre part à la création et à la jouissance de ce nouveau genre.
Bientôt, aucun chanteur derrière lui ne manquerait de reprendre le répertoire qu'il avait mis à l'honneur, et tous s'inspireraient des directions novatrices qu'il avait prises, désirant continuer dans le même sens un chemin si riche et si prolifique. Paul Delmet ouvrit la voie ; il perça un trou dans le cocon des mœurs de l'époque, et introduisant la chanson dans la vie de toute une nation, il donna à l'âme populaire française la couleur vive de la gaîté qu'elle ne cessa plus de porter depuis.
Les mérites de cette description sont des sommets auxquels il est rare qu'un destin puisse s'élever ; Paul Delmet les atteignit pourtant, alors même que sa vie commença fort modestement. En effet, en mettant les deux bornes de son existence en relation, il faut considérer combien cette ascension aura été rapide. Jusqu'où serait-il monté, du reste, si le sort lui avait fait dépasser les quarante-deux ans ?
Mais reprenons par les débuts. Fils d'une blanchisseuse et d'un père qu'il ne connaîtra jamais, le petit Paul était dans les années 1860 un titi des faubourgs du Xe arrondissement de Paris. L'on rapporte qu'il se fit rapidement remarquer pour la clarté de sa voix, ce qui l'entraîna dans le milieu du chant dès sa jeunesse. Chorale d'école, maîtrise, chœurs, bref : le cursus honorum de tout rossignol qui se respecte.
Comme ouvrir la bouche et produire un son n'offre pas toujours une situation dont on peut vivre, surtout lorsque l'on vient d'un milieu si modeste, Paul Delmet, contemporain des premiers phonographes, apprit au même moment le métier de graveur de musique. Ce détail est important, car c'est par la vertu de ces centaines de bobines de cuivre que tout un répertoire de chansons variées vint jusqu'à lui. Ne laissant jamais de chanter, le jeune Delmet (nous dirions aujourd'hui « pour arrondir ses fins de mois ») se produisit également dans des cabarets montmartrois comme le Chat Noir, dans les années 1880, connaissant le succès par ses reprises de romances.
Le Chat Noir, représenté vers 1890, où Delmet chercha fortune.
Or il advint, comme c'était une règle de l'établissement, que l'on demanda un soir à Delmet de ne plus chanter les mélodies d'autres ; et dès lors, il fallut qu'il se mît à en composer lui-même.
Cette exigence produisit le dernier déclic qui manquait encore. Delmet écrivit en 1887 sa première grande chanson, sur une poésie d'Albert Tinchant : Joli mai.
En voici une reprise récente :
Il va fleurir le joli mai
Quoi ! toutes celles que j'aimais
Déjà parties
Ainsi s'en vont, en leurs atours,
Jeunes comme vieilles amours
Désassorties.
Bonjour bonsoir, on s'est aimé
Dans sa robe blanche embaumée
Qu'on porte en terre
Le pauvre cher songe meurtri
Si doux alors, endolori,
Et solitaire.
Dans les bois, par les champs de blé,
À l'ombre du boudoir troublé
De parfums roses,
D'autres folles l'enlasseront
Et dans leurs baisers lui diront
Les mêmes choses.
Lorsqu'il aura, bien cabotin,
Fait près des filles le pantin
Meure son âme !
Il sentira qu'il est trop las
Pour aimer encore ici-bas,
Et prendra femme.
Cette première chanson figure idéalement le modèle de son style. En effet, sans prétendre aucunement que Delmet produisît ses chansons à la chaîne, ni qu'il fût pressé par un intérêt commercial, il faut dire franchement que la même rengaine et les mêmes thèmes s'y répètent souvent. Delmet, ce sont des textes gais, doucement énamourés, avec des mélodies tout aussi lénifiantes. Sauf quelques exceptions, liées aux tristesses immanquables de l'amour, la chanson française est née légère et agréable sous la plume de Paul Delmet.
Les références aux thèmes de la nature, surtout aux fleurs, sont fréquentes : ces romances conviendraient aussi bien à illustrer tout le lyrisme amoureux de la littérature que l'on connaît depuis l'Astrée.
Cette simplicité fut la force de sa création : les mélodies et les paroles, simples à retenir, étaient bientôt reprises en chœur par toute l'âme populaire de la France. À tel point que je ne craindrais rien à parier que tous les Français nés entre 1880 et 1930 ont, au moins une fois, fredonné sur leurs lèvres des notes que Paul Delmet avait assemblées ensemble ! (Et c'est même le cas de Maïté.) (Ne me demandez pas d'où je le sais.)
Paul Delmet, qui avait vécu avec son temps, connut ainsi un grand succès. Sa célébrité ne fut interrompue qu'en 1904, lorsque l'absinthe, qu'il avait coutume de consommer immodérément, entraîna sa mort à 42 ans.
Bien que tous les témoins s'accordent à dire que Delmet eut une très belle voix, il est enfin à déplorer que nous ne le saurons sans doute jamais. Toutes ses chansons ont été enregistrées par d'autres, à qui il les avait confiées ; et c'est inexactement que certains enregistrements portent son nom aujourd'hui. Alors qu'il en aurait largement eu les moyens, Delmet n'a donc laissé aucune trace sonore, comme s'il avait tenu le plus possible que son souvenir le suivît dans l'au-delà.
Les autres chanteurs ayant hérité de ses compositions connurent quant à eux un succès inégal ; l'on retrouve près de grands inconnus certains artistes de renom. Je souhaite par cet endroit montrer que l'influence des chansons de Delmet a touché pendant longtemps les chanteurs français, plus qu'aucun autre ne le fera ensuite : c'est l'un des véritables pères de ce milieu, de même qu'Hérodote est le père de l'histoire, que Jean Monnet l'est de l'Union européenne, ou que le mien l'est de votre serviteur.
Cet article se termine donc ici, aussi brusquement que cessa la vie de Paul ; mais comme je parle de musique, je ne peux finir sans vous laisser avec quelques doux extraits. L'insouciance est un remède à bien des maux !
(À propos deLa Petite église, il y a un vieil extrait d'un bêtisier de l'émission de Maïté où on la voit fredonner cet air, qui était l'un des plus repris. C'est par cet endroit même que j'ai découvert Paul Delmet, bien plus précocement que je ne l'aurais connu si j'avais suivi les étapes normales de ma curiosité !)
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