Accéder au contenu principal

Cent ans après ou l'An 2000 (1888)

Alors étudiant en deuxième année, l'une de nos professeures nous confia un jour la réalisation d'un devoir original : celui d'écrire une utopie. Après quelques premières tentatives où je sombrai dans un lyrisme navrant, je découvris à mes dépens que l’utopie, loin d’être un simple exercice d’imagination débridée, obéissait à des règles précises. On peut certes inventer n’importe quel futur, mais ces futurs, eux, ne s’inventent pas n’importe comment. C'est dans l'apprentissage de cet art, pour lequel je suis encore un parfait novice soyons honnêtes, que je découvris Cent ans après ou l'an 2000. Ce livre résonna alors en moi bien au-delà du simple cadre académique.


La ville du future au XIXe siècle : petit côté Little Nemo

Cent ans après ou l'an 2000 – Looking Backward pour les shakespeariens – a été écrit par l'américain Edward Bellamy journaliste et écrivain de son état, et publié en 1888. Replaçons-nous dans le contexte d'alors : nous sommes dans un monde en pleine explosion. Électricité, machine à vapeur, télégraphe, armements, médicaments, sciences, tout progresse à une vitesse encore jamais vue, tout devient possible.

Cet ouvrage retrace l'histoire de Julien West, un trentenaire bostonien et un tantinet benêt afin que le lecteur le plus lambda qui soit puisse s'identifier, qui se voit projeté dans le Boston de l'an 2000 à la suite d'un mystérieux sommeil léthargique (ou d'une facilité scénaristique en des termes plus honnêtes). West arrive dans la famille Leete, un docteur, sa femme et sa fille Edith, de laquelle il deviendra, évidemment, amoureux. À la suite de ce sommeil, West passe alors d'un monde d'injustices et de pauvreté à une société où prospèrent l'harmonie, le vivre-ensemble, la justice et l'égalité.

Dans cet ouvrage, Bellamy esquisse les traits d’une société utopique des années 2000, affranchie des dérives capitalistes et des poisons de l’individualisme. À ces travers succèdent des idéaux de méritocratie, incarnés par un système de grades hiérarchiques, et d’égalité sociale, garantie par un revenu identique et universel. Le tableau qu’il dresse s’éloigne ainsi radicalement de l’Amérique de 1888, offrant le rêve d’un monde réconcilié avec la justice et l’équité.

Vous l'aurez compris, ce qui intéresse ici l’auteur, Edward Bellamy, c’est avant tout de décrire une utopie qui serait crédible, bien plus que de s'épancher sur les romances de Mr West et Mrs Leete. Aussi, une bonne partie du livre est consacrée aux explications détaillées que donnent le docteur Leete à Julian West sur le fonctionnement de la société. Notre personnage apporte la vision de l'actualité (celle de 1888 et non celle du XXIe siècle) créant une compréhension par la confrontation de deux modèles. L'utopie de Bellamy ne doit pas être jugée avec l'œil froid et la rigueur désenchantée de la science. C'est avec le regard du politique et du sociologue que ce manifeste doit être compris. L'utopie n'est que la forme, l'excipient de la pilule pour faire oublier le mauvais goût qu'évoque le nom de « manifeste », même si au fond, l'objectif est semblable. 

Tout au long des pages, le lecteur saute de 1888 à 2000. Sauts d'autant plus intéressants, qu'il faut sortir de notre situation de lecteurs de l'an 2000 pour se rendre dans le temps véritablement actuel de l’ouvrage qui est bien la fin du XIXe siècle. C'est davantage le regard que porte Bellamy, au travers de Julien West, sur son époque qui est intéressant et la projection vers l'an 2000 n'est qu'un révélateur pour mieux saisir les forces profondes de la société de la révolution industrielle. 

Edouard Bellamy. les déçus de son utopie se rabattront sur sa pesante et artistique moustache.

Analyse

L'armée industrielle

Ainsi, tandis que la fin du XIXᵉ siècle était marquée par la lutte des classes, l’an 2000 semble ne plus s’en préoccuper — du moins si l’on en croit Mr Leete, médecin fin connaisseur de la question, appartenant à une société où la classe ouvrière a disparu. Or donc, en 2000, le travail serait équitablement réparti par la nation elle-même pour les individus de 21 à 45 ans. Vaste programme. L'État, autorité suprême, serait l'unique employeur de toute la foule des travailleurs. Cette « armée industrielle » est construite sur le modèle du service militaire existant au XIXe s. Entre justice et équité, chaque citoyen voit son temps de travail aménagé selon la pénibilité de son travail (il est important de noter que Bellamy n'explique pas précisément comment est jugé la pénibilité d'un travail...). Chaque personne choisit librement son emploi en fonction de ses envies et de ses points forts. Le travail est organisé sous forme de grades et de rotations, évitant ainsi l’épuisement des ouvriers et favorisant la mobilité sociale. Ce système abolit la concurrence, la misère et les privilèges, et entend instaurer une société fraternelle et pacifiée, bien loin des tensions sociales qui déchiraient l’Amérique industrielle de la fin du XIXᵉ siècle. Toutefois, il faut, pour atteindre ce statut, réaliser trois ans de travail imposés, afin que tous les services du pays soient assurés. Chacun travaille pour faire de son mieux et non pour s'enrichir. De là découle la question de l'argent. 

La question de l'argent

Hommes, femmes, invalides, tout le monde touche le même revenu. En effet, la richesse ne récompense pas le travail. Elle permet de subvenir aux besoins de chacun. Chacun donnant sa pleine capacité à son emploie, ce n'est pas la quantité, ni la valeur de ce qui est créé qui sont regardées, mais le mal que la personne s'est donnée. Ainsi, pas d'écarts de revenus, pas de luxe individuel. Tout le monde est logé à la même enseigne (une enseigne qui se veut dorée, évidemment). 

Concernant la monnaie, elle n'existe pas, du moins pas sous la forme que Bellamy a pu côtoyer au XIXe s. Chaque personne détient une carte de crédit d'approvisionnement en papier. La monnaie fiduciaire, pièces et billets, n'a plus cours. L'État approvisionne les citoyens à partir de magasins nationaux, et fixe les besoins de production en fonction de la demande. Il est toujours touchant de voir les rêves de l'utopie prendre partiellement corps. Néanmoins, Bellamy omet un penchant profond et difficilement effaçable de la nature humaine, que l’Histoire n’a cessé de rappeler : celui de la quête d’enrichissement. Or, dans l'optique de Bellamy, rien ne satisfait ce penchant. Le revenu ne récompense pas la richesse créée mais bien le mérite, il récompense le fait d'avoir donné la pleine capacité de ses moyens. 

Libérés de la pression matérielle et de la lutte pour la survie, chaque citoyen se consacre pleinement à la culture, aux arts, à l’éducation et à l’épanouissement personnel. L’amour et l’amitié sont fondés sur l’estime et le choix véritable, et non plus dictés par l’intérêt ou la nécessité sociale. Encore une fois, il ne s'agit pas de juger l'avenir qu'évoque Bellamy mais plutôt d'y voir les plaies de sa propre époque. Une époque saignée à blanc par la Révolution industrielle et victime d'une crise de croissance excessive dont la classe ouvrière a fait largement les frais. 

Boston en 1870, une ville dont la puissance de la croissance pourrait faire croire qu'elle est atteinte de la maladie d'Osgood-Schlatter 

Les statuts hommes/femmes

Concernant les relations hommes/femmes, Bellamy entend rendre indépendantes les femmes vis-à-vis de leur époux ou de leur père en leur donnant le même revenu que les hommes. Inutile de préciser que cette idée est révolutionnaire en 1888. Bellamy propose également une rationalisation des tâches ménagères qui sont prises en charge, tout comme la cuisine, par l'armée industrielle. Toutefois, l'égalité hommes/femmes prônée par Bellamy rencontre une distinction des deux sexes. En effet, il existe deux armées industrielles spécifiques ; une pour les femmes et une pour les hommes. Chaque armée a des règles dédiées, des juges et des magistrats. L'armée industrielle féminine se caractérise par un ensemble de normes bien précises : des horaires de travail réduits, des congés plus fréquents, etc. Toutes ces différences de travail sont dues à l'infériorité physique des femmes par rapport aux hommes. Pour être heureuse et pour pouvoir rendre la société heureuse, les femmes doivent donc travailler dans des proportions moindres : « Les femmes sont plus faibles physiquement que les hommes et plus mal organisées pour certains genres d'industrie. » Il fallait bien que l'utopie de Bellamy puisse être lue par des gens de 1888. 

Toutefois, ces différences que Bellamy perçoit comme naturelles, n'empêchent pas les femmes de toucher le même revenu que les hommes. Inégalités d'essence mais égalité de traitement.

L'an 2000 démocratique ?

Dans la société idéalisée par Bellamy, le pouvoir s’exerce de façon centralisée et collective, sous l’égide d’un État unique et puissant, garant de l’intérêt général et maître d’une économie entièrement organisée. Loin des joutes électorales et des luttes partisanes du XIXᵉ siècle, le système repose sur une méritocratie hiérarchisée, où les citoyens, affranchis des divisions politiques, participent à la gestion des affaires publiques au sein de conseils de travailleurs et d’instances propres à leur secteur d’activité.

Si cette utopie préserve l’idée d’une participation citoyenne et d’une égalité politique de principe, elle renonce néanmoins au pluralisme et au débat contradictoire au profit de l’unité et de l’efficacité collective. La démocratie, dans cet univers, se mue en une démocratie d’administration et de compétence, fondée sur le devoir civique plutôt que sur l’affrontement des idées. Derrière ce rêve d’harmonie sociale se dessine pourtant le risque d’une uniformisation des esprits et d’un effacement des voix dissidentes — un idéal d’ordre et de raison qui, en bannissant la diversité des opinions, pourrait bien étouffer le tumulte fécond des libertés.

Influence

Cent ans après ou l'an 2000 remporte un franc succès dès sa parution et est suivi de nombreuses autres utopies qui y font référence. La plus fameuse étant News from Nowhere, une réponse et une critique à l'ouvrage de Bellamy dont l'autoritarisme est vivement pointé du doigt. Des clubs nationalistes (nationalist clubs), du nom du parti ayant établi le système idéal que Bellamy décrit, naissent. Dans la continuation de Bellamy, ces clubs affirment une nécessaire nationalisation générale de la production. Le terme nationalist renvoie ici à la nationalisation et non au nationalisme. En outre, dans les années 1930, la pensée de Bellamy va inspirer la création de partis politiques, le mouvement technocratique aux États-Unis ou le Neerlandse Bellamy Partij aux Pays-bas.

Pour conclure, laissons s’exprimer Bellamy lui-même, dans ce style emphatique, parfois un brin maladroit, mais porté par l'optimisme et empreint des certitudes inébranlables : 

« À mes pieds s’étendait une grande cité sur des milles et des milles. Dans toutes les directions, de larges avenues, plantées d’arbres et bordées de belles constructions qui, pour la plupart, ne formaient pas des blocs continus, mais étaient dispersées dans des jardins grands et petits. Chaque quartier avait de grands squares nombreux où des statues, des fontaines, brillaient au soleil couchant. De superbes édifices publics, d’une grandeur colossale et d’une architecture magnifique, inconnue de mon temps, dressaient de tous côtés leurs masses imposantes. Assurément, je n’avais jamais vu cette ville, ni rien qui pût lui être comparé. Levant enfin les yeux vers l’horizon, je regardai du côté de l’ouest : ce ruban bleu se glissant sinueusement vers le couchant, n’était-ce point la rivière Charles ? Je me retournai vers l’est ; c’était bien le port de Boston encadré entre ses promontoires et ses îlots : pas un ne manquait à l’appel ! »




Commentaires