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Dans la tête de Vladimir Poutine (2022)


Référence : Michel Eltchaminoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, 2022 (édition augmentée), Babel Essai

Depuis qu'il a succédé à Boris Eltsine en 1999, Poutine a changé sa façon d'exprimer ses opinions et ses lignes directrices. À l'instar de ce que préconise Machiavel dans Le Prince, le président russe ne s'enchaîne pas d'un étau moral qui pourrait limiter, voire menacer, son action. Poutine est un pragmatique, « un réaliste. Il adapte son discours au gré des circonstances politiques et ne tient à être enchaîné par aucun carcan idéologique. » (p.8) Un état d'esprit tranchant avec le carcan moral occidental. 

« Poutine a évolué de 2000 à nos jours. Il n'a pas changé ses convictions, mais il a de plus en plus osé les exprimer, à mesure qu'elles se cristallisaient et profitaient de références nouvelles. » (p.10) Ainsi, Poutine n'a pas eu de scrupules à jouer avec les européens en leur faisant miroiter un possible rapprochement au début des années 2000. Conscient du poids des mots, Poutine n'a pas hésité à mobiliser des références qui flattaient les occidentaux, en particulier les écrits d’Emmanuel Kant : « La référence à Kant était fort commune à la chute du communisme. On évoquait alors, dans les réunions internationales, la perspective d'un monde débarrassé des dictatures et vivant dans la paix, sous le règne du droit, de la démocratie et du marché. » (p.33) Or, Michel Eltchaminoff l'a bien saisi : « Kant, pour Poutine, est surtout un mot de passe pour amadouer les dirigeants européens. » (p.41)

L'exemple de Kant illustre un phénomène plus grand : celui du pragmatisme poutinien et de son « tournant conservateur » (p.6) au fur et à mesure des mandats : « Lors de son premier mandat, de 2000 à 2004, il répète à qui veut l'entendre que la Russie est pleinement européenne. » (p.36) Le deuxième mandat (2004-2008) se caractérise par une crispation des tensions (discours de Munich et planter de drapeau au Pôle Nord sous la banquise en 2007). Le troisième mandat (2012-2016) est celui de l'invasion de la Crimée. Poutine se dévoile progressivement. Non pas pour créer un suspense hollywoodien mais pour s'adapter aux circonstances nationales et internationales. 

La Russie des années 2000 n'est pas en capacité de faire entendre une voix propre. Avec les années, le traumatisme des années 90 s'éloigne, l'ours russe reprend du poil de la bête et l'accession au pouvoir en Chine de Xi Jinping permet à Poutine de concrétiser son discours anti-occidental. Selon les mots de Poutine, « la Russie ne doit pas accepter d'être le “vassal” de ce monde unipolaire » (p.70) et d'un « Occident décadent ». « La Russie est, d'après [Poutine], trop originale, trop différente, pour s'allier à l'Occident. » (p.95) 


Le partenariat avec la Chine ne fait que s'approfondir depuis treize ans, comme si, par appel d'air, le délaissement de l'Occident engendrait naturellement le rapprochement avec la Chine : « ''La Russie s'est toujours ressentie comme un pays eurasien. Nous n'avons jamais oublié que la partie principale du territoire russe se situe en Asie. Il est vrai, il faut le dire franchement, que nous n'avons pas toujours utilisé cet avantage'' » (p.100) ; « La Russie prendra toujours appui sur ses deux piliers, l'européen, et l'asiatique. Depuis 2012, à mesure que Poutine s'éloigne de l'Europe, le tournant prochinois est beaucoup plus marqué » (p.146).

La haine de l’occident : cimenter la population russe

S'il y a une nostalgie de l'empire tsariste et de l'URSS, c'est bien plus par regret de la puissance que par adhésion à une quelconque idéologie : « [Poutine] n’a peut-être pas les mêmes convictions politiques que son grand-père ou que son père, mais il affirme partager avec eux l'essentiel : le patriotisme » (p.17). Poutine est à mille lieues du communisme et du marxisme-léninisme/ Toutefois, l'URSS lui a inculqué un amour de la patrie dont nous récoltons aujourd'hui les fruits. « Si Poutine est soviétophile, c'est d'abord par fidélité à ses racines » (p. 15).

Au fur et à mesure de ses mandats, Poutine prône une haine de l'Occident. Une haine idéologique mais surtout une haine édificatrice et fédérative de la population russe. Ce sentiment anti-occidental ne vient pas de nulle part : « Les années 1990 sont vécues par une partie de l'élite soviétique comme une série de camouflets infligés par des démocraties occidentales jugées hypocrites et brutales » (p.27). L'Occident est perçu comme arrogant tout en étant décadent moralement. Poutine instrumentalise et exacerbe ce sentiment pour fédérer les russes derrière lui. Il n'hésite pas en outre à utiliser et déformer l'Histoire : « Dans l'esprit du président russe son pays a d'autant moins de leçons de démocratie à recevoir qu'il a joué un rôle essentiel dans l'histoire du monde : on ne peut pas se permettre d'être pointilleux et formaliste avec celui qui vous a sauvé la vie. » (p.84). 



De tout cela naît une « Voix russe » (p.80). À en croire Vladimir Poutine, la Russie, de par son passé, sa taille, sa puissance, son positionnement géographique, ne peut se plier à l'hégémonie occidentale : elle doit faire entendre une voix propre et souveraine. Ainsi, le raisonnement est simpliste: « puisque la Russie refuse de se plier aux ordres d'un monde unipolaire et homogénéisateur, puisqu'elle tient à sauvegarder sa voix spécifique, alors on l'empêche d'influencer ses voisins, on la repousse dans une impasse, on l'isole, on la marginalise » (p.82). En d'autres termes, plus la Russie est condamnée par le monde (comprendre ici l'Occident), plus le discours du Kremlin s'en trouve légitimé. 

Poutine se dit opposé à la renaissance d'une idéologie d'État. Toutefois, c'est bien plus au retour de l'idéologie communiste imposée que Poutine est opposé : « En tant que dirigeant politique, d'ailleurs, il ne souhaite pas imposer une idéologie déteinte sur le mode soviétique » (p.7). Il cherche en effet à combler le « vide idéologique » laissé par la chute de l'URSS en établissant une idéologie de remplacement fondée sur toutes les bonnes vertus de l'idéologie soviétique, à l'exception du communisme. Il a besoin de fédérer toutes les mouvances russes derrière lui. Toutefois, il ne peut y avoir un retour de l'empire soviétique sans un ciment marxiste-léniniste.

Lecture critique

L'analyse de Michel Eltchaimnoff rend compte de la double prémisse fondamentale qui anime Poutine et qui sert de ciment fédérateur au peuple russe : la haine de l'Occident et la nostalgie de l'empire (URSS, Russie tsariste, Rus de Kiev ?). Ce sont ces deux éléments qui fondent la doctrine politique russe et qui permettent de comprendre l'alliance éternelle » avec la Chine.

Poutine exploite l’hostilité envers l’Occident pour souder la nation russe. Carl Schmitt affirme que la politique repose sur l’opposition ami/ennemi, tandis qu’Ernest Renan souligne le rôle du souvenir commun et de l’adversité dans l’unité nationale. Comme Bismarck en 1870, Poutine instrumentalise ce principe pour reconstruire le peuple russe.

Ce ne sont pas tant les peuples occidentaux que Poutine abhorre mais bien plus les idéaux qui les traversent. Les dirigeants occidentaux sont vus comme des donneurs de leçons corrompus, hypocrites et inefficaces : « Le guide sert au lieu de faire carrière ; combat au lieu de faire de la figuration ; frappe l'ennemi, au lieu de prononcer des mots vides ; dirige au lieu de se vendre aux étrangers. » (p.55) En outre, l'Occident défend des valeurs qui ne peuvent le mener qu'à sa perte : en premier lieu, les libertés des communautés LGBT. Poutine soutient un discours conservateur dans lequel il affirme que l'Occident, depuis la Renaissance, a sombré dans la décadence en dénigrant toutes les valeurs du passé. « La Russie était théocentriste alors que l'Occident est anthropocentriste. » (p.135) Lors d'un discours au forum de Valdaï en 2013, Poutine avait déclaré : « Beaucoup de pays euro-atlantiques sont en train de rejeter leurs racines, dont les valeurs chrétiennes qui constituent la base de la civilisation occidentale. » En septembre 2022, il déclarait ceci : « Beaucoup de pays euro-atlantiques sont en train de rejeter leurs racines, dont les valeurs chrétiennes qui constituent la base de la civilisation occidentale. Ils sont en train de renier les principes moraux et leur identité traditionnelle, nationale, culturelle, religieuse et même sexuelle. ».

C'est à l'aune de ce paradigme de pensée qu'il faut comprendre l'alliance qui unit Moscou à Pékin. En effet, la Chine, comme la Turquie et l'Iran, est une puissance cultivant une nostalgie de la puissance impériale, spoliée par les puissances occidentales. « La Russie est par nature un empire dont les frontières respirent, ce qui justifie les annexions. Si Poutine n'a pas encore prononcé le terme d'empire, il est en train de commencer à le réaliser » (p.134). 

Poutine voit la Chine comme un « pôle alternatif à l'Occident » (p.147). Néanmoins, la réalité est moins homogène : 

« Le rêve oriental de Poutine risque de se heurter à l'affirmation de plus en plus décomplexée de la puissance chinoise. »


La mainmise de l'Occident sur le monde est vue par ces pays comme une anomalie de l'Histoire. La place légitime de la Chine est la première. Fort d'exemples historiques souvent instrumentalisés et manipulés, Xi Jinping et Vladimir Poutine portent haut et fort ce discours qui les unit fondamentalement. Les deux gouvernements partagent une même haine de l'Occident et cette haine transcende les divergences et les particularismes entre les deux pays et soude une alliance indéfectible, tant que l'Occident sera une menace. Le parallèle entre les deux pays est d'autant plus frappant sur les questions ukrainienne et taïwanaise. Alors que la Chine a longtemps porté la doctrine : « Un pays, deux systèmes », la Russie soutient davantage le discours suivant : « Deux pays, un seul peuple », ce qui, finalement, revient au même.

Michel Eltchaminoff fonde comme prémisse de son livre que la politique de Vladimir Poutine découle de courants de pensée précis et qu'elle est sciemment planifiée. Tout au long du livre, il y a une surinterprétation des références philosophiques, attribuant à Poutine une profondeur idéologique qui pourrait être davantage instrumentale que véritablement introspective.

Par ailleurs, à en croire l'auteur, Poutine serait aux manettes d'un plan arrêté, qui toucherait tous les pans de la politique russe (aussi bien nationaux qu'internationaux) et que rien ne serait laissé aux hasard, depuis son arrivée au pouvoir en 1999. Poutine est-il seulement conscient de ce que tout ce livre lui prête ? Cette question est d'autant plus pertinente à l'heure où de nombreux médias d'opposition et occidentaux taclent Poutine de dictateur fou. Eltchaminoff en est conscient et il se demande bien si Poutine n'a pas sombré dans la folie depuis l'invasion à grande échelle de l'Ukraine. De manière générale, l'auteur défend tout au long de son livre des thèses qu'il contredit en quelques paragraphes. Les quelques pages ajoutées après février 2022 semblent bâclées et, en taxant Poutine de fou, viennent contredire ce qui a été écrit auparavant, comme si l'auteur cherchait à s'excuser d'avoir autant cherché à comprendre le président russe.

Un autre exemple est celui des motivations profondes de Poutine. Michel Eltchaminoff consacre près de 200 pages aux sources idéologiques et historiques de « l’idéologie Poutine ». Toutefois, il n'est fait allusion que très rapidement aux intérêts énergétiques et gaziers. Le terme « gaz » n'apparaît qu'une seule fois dans tout l'ouvrage alors que celui « d'oligarque » n'apparaît tout simplement jamais : des occurrences qui étonnent dans un livre consacré à la compréhension des motivations de Poutine. 

En outre, après avoir longuement étudié les fondements philosophiques, l'auteur précise bien, lors d'un paragraphe lapidaire, que : « N'en déplaise au patriarcat de Moscou, c'est donc un empire fondée sur l'extension du rouble que Poutine tente de mettre en place à marche forcée. Mais cet ensemble sera évidemment dominé par Moscou » (p.148). Thomas Gomart relève bien l'importance de l'économie russe dans son insertion sur la scène internationale : « Le modèle économique de la Russie de Vladimir Poutine a consisté à s'intégrer à la globalisation en maximisant les exportations de ''produits stratégiques''. Grâce à elles, Moscou exerce une influence décuplée par rapport à son poids économique réel » (p.47). En effet, c'est principalement grâce à la vente de son gaz et de son pétrole que Moscou s'est intégrée dans l'économie mondiale.

Dans la continuité de cette critique, on pourrait ajouter l'absence de mentions des ambitions maritimes et arctiques de la Russie. Alors que l'étude du partenariat chinois se limite au cadre théorique et n'est jamais creusé sous l'angle concret et matériel, les visées maritimes russes sont absentes du livre. Or, la Russie est obsédée par la recherche du désenclavement. La Russie, encore plus depuis la chute de l'URSS, est obsédée par l'obtention d'un accès durable aux « mers chaudes ». C'est ainsi que les bases russes en Syrie et en Libye ont repris largement du service avec les guerres civiles qui ont traversé ces pays pour permettre une implantation russe en Méditerranée. De son côté, l'Arctique est crucial pour la compréhension de la politique russe. L’Arctique révèle la dépendance de l'économie russe aux hydrocarbures ainsi que sa volonté de se rapprocher de Pékin. Ainsi, si toute la politique de Vladimir Poutine est dominée par la volonté de construire une aire d'influence plus financière que politique, pourquoi l'étude de cette motivation n'a le droit qu'à quelques pages dans cet ouvrage. L’équilibre des thèses et leur poids n'est donc pas à l’image de l'importance que leur consacre Vladimir Poutine.

Citations

« Malgré cette généalogie sans dissidence, le jeune Vladimir est à mille lieues de toute ferveur léniniste. » (p.16)

« Vladimir Poutine est d'autant plus martial qu’il n'a jamais connu la guerre. S'il aime à projeter l'image d'un héros viril, c’est qu’il est hanté par elle. » (p.19)


« Cette opposition à l'idéologie marxiste-léniniste doublée d'une fidélité sans faille à l'Union soviétique et à l'une de ses institutions majeures, la police politique, rend la position de Poutine vis-à-vis du siècle soviétique pour le moins complaisante. » (p.21)

« Au nom de la réconciliation nationale, de la continuité historique et de la piété filiale, Vladimir Poutine a définitivement interdit tout retour critiques sur un passé tout proche et tragique. » (p. 23)

« Poutine a enfourché un cheval de bataille qui lui permettra d'unifier toute l'Europe conservatrice : la lutte contre la “culture homosexuelle”. » (p.67)

« En politique, on a des amis ou des ennemis, rien de plus. La politique et lutte, alliance entre corps politiques, mais elle n'a pas à être jugée à travers le prisme exclusif du droit ou de la morale. Poutine s'inscrit dans cette revendication de la politique, entendue comme pur rapport de force. » (p.77)

« Un empire orthodoxe ou chrétien est-il pour autant possible ? Difficilement. La Russie est un ensemble multiconfessionnel. En rêvant d'un empire fondé sur des principes religieux, Vladimir Poutine, s'aliénerait toutes les populations musulmanes du pays, sans parler des bouddhistes, des adeptes, du chamanisme. Il utilise la corde religieuse pour s'assurer le soutien de la majorité orthodoxe du pays, pour flatter au besoin les Grecs ou les Serbes. » (p.142)

« Poutine, au fond, pratique un impérialisme à la carte. Il invoque la nostalgie de l'URSS, des principes religieux communs, la russité, la langue russe, le projet eurasiatique suivant les circonstances. » (p.147) 

Pour aller plus loin : 

LARMAT Isabelle, « L'autre guerre de Poutine : il dénonce la décadence de l'Occident », Atlantico [En ligne], 5/10/2022, Disponible à l'adresse : https://atlantico.fr/article/decryptage/l-autre-guerre-de-poutine-il-denonce-la- decadence-de-l-occident-isabelle-larmat

GOMART, Thomas, 2023. Les ambitions inavouées : Ce que préparent les grandes puissances. Paris : Tallandier.

ROCHEBIN, Darius, 2022. Dernière conversation avec Gorbatchev. Paris : Robert Laffont.

BONIFACE, Pascal, 2022. J’ai lu... Dernières conversation, avec Darius Rochebin [en ligne]. Vidéo. 2022. Disponible à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=5JLYioWHr38


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