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Khmers rouges 1/2 : le terreau de la terreur

 

« En neuf ans, le Cambodge n'a pas connu moins de quatre changements de régime, trois révolutions, trois guerres civiles et une guerre étrangère. Les cambodgiens sont passés de Sihanouk le neutraliste à Lon Nol l'ami des américains, puis à Pol Pot l'inventeur d'un radicalisme sanguinaire de gauche sans exemple dans l'Histoire du Monde. » 

Introduction du journal de TF1 du 12 avril 1979.

Le 17 avril 1975, Phnom Penh, capitale du Cambodge, est une ville, encore, peuplée par 2,5 millions d'habitants. Le lendemain, c'est une ville morte. Scooters, commerces, piétons, marchés, tout a disparu. Phnom Penh a été vidé de ses habitants. En ce 17 avril 1975, les guérilleros khmers rouges entrent dans la ville. Ils sont accueillis comme des libérateurs, victorieux d'un régime despotique et cruel. La liesse est de très courte durée. 


Silencieux et en file indienne, les khmers font leur entrée dans Phnom Penh.
La guerre laisse place à l'apocalypse. 

Cela fait plusieurs semaines que les combattants khmers se sont rapprochés de la capitale pour finir par l'encercle complètement. Va-t-on vers la fin de cinq ans de guerre civile ? Tout le monde a envie de le croire. Le régime militaire cambodgien est moribond. Abandonné de tous, il vit ses derniers instants. Silencieusement, sans rencontrer de résistance, pieds nus et en file indienne comme leur a appris la loi de la jungle, les khmers rouges font leur entrée dans Phnom Penh. Défilé d'autant plus macabre que sous les airs d'une libération, c'est toute la société cambodgienne qui semble aller à ses propres funérailles. 

Le flou est vite dissipé et une chape de plomb tombe alors sur Phnom Penh. Aussitôt la ville investie, les khmers rouges ne procrastinent pas. Les soldats sont désarmés et exécutés. Les hôpitaux de la ville sont vidés. Les malades n'étant pas en capacité d'être évacués sont froidement achevés. Les hôpitaux de la ville sont vidés. Les malades n'étant pas en capacité d'être évacués sont froidement achevés. Un exode formidable d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards et d'infirmes quittent la ville, motivés par les haut-parleurs des khmers rouges hurlant que les américains allaient bombarder la ville. Exode, déportation, évacuation, la différence est ténue. En jetant les citadins de Phnom Penh sur les routes, les khmers rouge mettent en œuvre leur plan de ruralisation forcé. Centres des vices, les villes sont toutes vidées. Les populations urbaines, considérées comme des classes exploitantes, sont déportées vers les campagnes. Un quart de la population de la capitale se retrouve dans les rizières pour y être rééduquée. 

Comment en est-on arrivé là ? Comment les victimes sont devenues les bourreaux ? Penchons-nous sur cet épisode méconnu de l'Histoire où les vannes de l'enfer se sont ouvertes, déversant sur la Terre leurs flots de folie destructrice et de haine dévastatrice.

Phnom Penh après une libération qu'on aurait pu croire plus festive...

Le Cambodge: un cadre insurrectionnel rêvé

Commençons, comme il se doit, par les présentations. Pays d'Asie du sud-est, frontalier du Vietnam, du Laos et de la Thaïlande, le Cambodge est recouvert aux deux-tiers de forêt tropical, élément important et qui a sa place dans toutes les doctrines d'insurrection et de contre-insurrection.Le terrain est donc difficilement praticable et très peu aménagé. Quelques montagnes jalonnent le sud-ouest et le nord du pays, afin de rendre la tâche de tout acteur luttant contre une guérilla plus compliquée. 

Le Cambodge tire son nom du sanskrit : Kambuja signifiant « né de l'eau ». Et pour cause, le Cambodge est traversé du nord au sud par le fleuve Mékong, dixième plus puissant fleuve du monde, qui rejoint ensuite le Vietnam pour se jeter dans le mer de Chine méridionale. Au centre du pays, on trouve le lac Tonlé Sap, plus grand lac d'eau douce d'Asie du sud-est et qui rejoint le Mékong à la hauteur de Phnom Penh. 

La population cambodgienne est à 90% composée de khmers, dont les premières traces remontent à 1300 av JC. Né au IXe siècle de notre ère, l'empire khmer connait son apogée aux XIIe et XIIIe siècles et s'étend sur les territoires de ses voisins thaïlandais, laotiens et vietnamiens. Mises à mal par les guerres avec le Siam et le Vietnam ainsi que par des querelles intestines, l'empire khmer se rétrécie et se fragilise peu à peu. Longtemps, les populations khmères resteront vassales de leurs voisins vietnamiens. 

Durant la période de colonisation française, de nombreux chinois et vietnamiens viennent s'installer au Cambodge pour y commercer ou cultiver. Face à cela, des mouvements de contestations puis de résistance khmers voient progressivement le jour. 

Dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, alors que la France reprend la main sur l'Indochine, un petit groupe d'étudiants cambodgiens gagne la métropole pour y étudier. Issus de la bourgeoisie, ces jeunes khmers fondent en 1951 le cercle marxiste des étudiants khmers. C'est au sein de ce cercle que les futurs dirigeants khmers rouges se rencontrent et se tournent toujours plus vers un communisme radical. À leur tête, Saloth Sar, alias Pol Pot. Convaincu par l'expérience communiste yougoslave (cf l'excellent article sur Staline et Tito sur ce même site), Saloth Sar se rapproche du parti communiste français et commence à mettre sur pied des plans pour s'emparer du pouvoir au Cambodge. Rentrés au pays en 1953, au lendemain de l'indépendance du Cambodge, ces étudiants gagnent le maquis. Ceux que nous appellerons désormais khmers rouges – comme les surnomme le roi Sihanouk – rentrent alors dans la clandestinité et bénéficient de l'expérience et de la formation des combattants du Vietminh (la guerre d'Indochine faisant encore rage).

L’idéologie khmère

Le roi Sihanouk est de plus en plus critiqué. Certes, c'est à lui qu'est attribuée la paternité de l’indépendance cambodgienne. Toutefois, avec le recule, cette indépendance ne semble pas complètement acquise et Sihanouk est de plus en plus accusé d'être une marionnette servile des français. En outre, Sihanouk un temps tolérant réprime toujours plus durement l'opposition qui, conséquence naturelle, se radicalise. De plus en plus de leaders de gauche, la plupart communistes, trouvent refuge dans la jungle et viennent grossier les rangs des khmers rouges. C'est au cœur du maquis que les khmers marient théorie et pratique. C'est en pleine jungle que l'Angkar voit le jour. 

Sihanouk...

Au contact direct de la nature, les khmers se rendent comptent que la théorie du « bon sauvage » développée par Rousseau prend tout sens. C'est donc un communisme intégral qui se développe, créant des communautés locales de chasseurs-cueilleurs vivant dans une simplicité et un dénuement extrêmes. L'Homme n'aurait jamais été si pur qu'à l'âge de pierre (cf autre excellent camulo-article traitant de la saveur de l'Homme de Tautavel, les choses sont effectivement bien pensées). Illumination soudaine : il faut appliquer ce modèle à toute la population cambodgienne, corrompue par les affres de la civilisation et de la société moderne. La campagne seule étant source de vertu, il faut y envoyer toute la population pour qu'elle réapprenne les leçons du travail manuel et de la vie au naturel. Néanmoins, contrairement aux dogmes léninistes staliniste ou maoïste, les khmers ne mettent rien par écrit laissant planer le doute sur une idéologie précise et arrêtée.

En 1965, les circonstances viennent au secours des khmers rouges. Cette année-là, le roi Sihanouk qui n'accepte pas l'aide que les États-Unis apportent à la milice des khmers libres – autre mouvement de guérilla anti-communiste et anti-monarchiste – annonce la rupture des relations diplomatiques avec Washington. Coup de sang, naïveté, idéalisme ? Il n'en demeure pas moins que le résultat est sans appel : privé de l'aide américaine, l'économie cambodgienne s'effondre. Face aux multiples pénuries, le gouvernement cambodgien se retrouve contraint de traiter avec des pays autrefois honnis : la Chine, alors maoïste, et le Vietnam du nord. Fort de ces nouvelles alliances sulfureuses, le pouvoir cambodgien est obligé de fermer les yeux sur les flux d'armes, de combattants et de nourriture transitant sur son sol par la piste Hô Chi Minh. Le Vietnam voisin connait alors une guerre qui ne saurait être contenue dans ses frontières. 

La guerre civile cambodgienne

Alors que le fracas vietnamien se fait plus bruyant et plus proche, Sihanouk, contraint par son alliance frileuse avec le nord-Vietnam, prône une neutralité empreinte de bienveillance envers les combattants du nord. Cependant, les frontières vietnamiennes ne peuvent contenir l'explosion guerrière qui embrase le pays depuis 1955. Inéluctablement, le conflit finit par s'étendre au Cambodge. Facteur de cette contamination, la piste Hô chi-Minh, à la fois artère approvisionnement et zone refuge pour les nord-vietnamiens (vietcongs) dans leur quête de conquérir le sud-Vietnam. Ces combattants se révèlent toutefois de plus en plus encombrants, d'autant plus qu'ils sont accompagnés de leurs lots de bombardements américains. Au mois de mars 1970, de violentes émeutes anti-vietnamiennes éclatent dans les grandes villes cambodgiennes. L'ambassade du Vietnam est mise à sac. Ulcéré par la neutralité de Sihanouk et le péril vietnamien, le premier ministre Lon Nol fomente un coup d'État avec l'aide des États-Unis qui n'ont toujours pas encaissé le revirement de leur ancien allié. Le 18 mars 1970, Sihanouk est renversé et doit fuir direction Pékin. Ce coup d'État constitue le coup d'envoi d'une guerre civile qui doit durer cinq longues années.

Fidèle à leur politique d'endiguement du communisme à tout prix, les États-Unis lancent alors plusieurs séries de campagnes de bombardements massifs sur les régions frontalières entre Cambodge et Vietnam. Ainsi, de février à août 1973, pendant 200 jours et 200 nuits, les B-52 américains largueront plusieurs milliers de tonnes de bombes, dans l'unique but de contenir les milice communistes. Cette opération, cyniquement baptisée Freedom Deal, n'a rien de nouveau puisque les États-Unis avaient déjà bombardé le Cambodge en 1969 pour y traquer les vietcongs. Washington cherche ainsi à soutenir le régime autoritaire de Lon Nol pour faire barrage aux khmers rouges. Toutefois, oh suspense et retournement inattendu, c'est l'effet inverse qui résulte de toutes ces opérations. Ployant sous les bombes incendiaires et ne se donnant pas la peine de réfléchir excessivement, on leur pardonnera, les cambodgiens des régions bombardées se rallient massivement aux khmers rouges, délaissant un régime jugé complice et meurtrier. En des termes plus triviaux, plus les régions sont touchées par les bombardements américains, plus les khmers rouges y recrutent. Les stratégies mises en œuvre à Dresde, Hamburg et Berlin trente ans plus tôt avaient bien fait leurs preuves. Pourquoi ne pas retenter ?

Alors que l'échiquier régional est déjà en proie à un chaos artistique, les khmers rouges vont bénéficier d'un allié inentendu en la personne de Sihanouk : prince déchu, abandonné et trahi par les américains qui voient dans les khmers rouge une guérilla innocente qui lui permettra de regagner le pouvoir. Plusieurs proches de Sihanouk le suivent dans cette démarche, pensant pouvoir maîtriser les khmers. Affichant cette image rassurante en public, la réalité est toute autre et ce sont bien les khmers rouges qui tirent les ficelles dans l'ombre, concrétisant un pouvoir sans visage et sans nom. 

Ainsi, de l’ébullition politique émergent progressivement deux camps. D'un côté, les forces gouvernementales, Lon Nol à leur tête, soutenues par les États-Unis. De l'autre, soutenues par les chinois, les khmers rouges tenant la majorité des zones rurales. 

En cinq ans, la guerre civile fait plus de cinq millions de morts et des centaines de milliers de déplacés. Les campagnes, régions les plus durement touchées par les combats et les bombardements, se vident et les populations gagnent massivement les villes. Ainsi, de 600 habitants, Phnom Penh passe à plus de 2 millions d'habitants en 1975. 





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