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Khmers rouges 2/2 : lorsque l'Homme s'oublie

Au début de l'année 1975, l'étau communiste se resserre inexorablement autour de la capitale cambodgienne. Les 2 millions d'habitants ne survivent alors que grâce à un pont aérien logistique, soutenu par les États-Unis. Face au nombre et à l’équipement des khmers – plus de 15 000 sont larguées sur la ville en un espace de deux mois – l'armée gouvernementale sombre dans une impuissance fatale.

Le 17 avril 1975, les khmers finissent par entrer dans Phnom Penh, sans rencontrer de résistance. Lon Nol, lâché par les américains quelques jours plus tôt, a fui la ville. Le journal français Libération traduit alors le sentiment général en titrant « Sept jours de fête pour une libération ». Et c'est bien le sentiment qui a habité la scène internationale à l'entrée des milices communistes dans la capitale. Toutefois, les cambodgiens et la communauté internationale déchantent vite. La guerre civile semblait prendre fin et un nouveau régime allait pouvoir s'établir sur les cendres du précédent. 

Phnom Penh libérée, Phnom Penh martyrisée

En trois jours à peine, les khmers rouges vident la ville de ses habitants. Ils forcent la fermeture des commerces, ferment les cinémas, suppriment la banque et abolissent la monnaie. Ils chassent tous les diplomates, ferment les ambassades – transforment celle de France en garage – et expulsent les ressortissants étrangers. À leur passage, Phnom Penh ne conserve que des façades éventrées, des structures vides, privées de souffle. Ils rasent la cathédrale, saccagent la pagode. Les grandes avenues s’étendent, délaissées, couvertes de détritus, de végétation envahissante et d’animaux errants. Croiser un visage humain relève du miracle. La vitalité de la capitale cambodgienne disparaît sous l’avancée implacable des khmers rouges, dont les traits durs trahissent non pas une volonté de libération, mais une idéologie inflexible, nourrie d’une haine sans pitié.

Les khmers rouges rappellent Attila, à ceci près que ce ne sont pas les herbes qu’ils empêchent de repousser, mais les villes qu’ils s’emploient à faire disparaître. Et tandis qu’Attila laissait la terre stérile, eux, avec un zèle presque ironique, s’acharnent à faire repousser l’herbe — partout, sauf sur les ruines de la civilisation.

Les khmers rouges, devant leurs trophées, après avoir désarmé toutes les forces adverses encore en présence dans la capitale. 

En un souffle brutal, les khmers rouges ont fait table rase du passé. Sur Phnom Penh s’est abattue une apocalypse méthodiquement orchestrée. De la capitale jadis vibrante, il ne subsiste plus que quelques milliers d’âmes, tolérées à condition de se fondre dans le nouveau dogme. Les autres, sans exception, sont déportés dans les coopératives agricoles – euphémisme sinistre pour désigner des camps de travail. Les intellectuels, les fonctionnaires, tous ceux qui incarnaient l’ancien ordre, sont supprimés sans procès, comme s’ils portaient en eux le germe contagieux de la pensée. La ville, vidée de sa substance, est soumise à une opération de « ruralisation » d’un zèle quasi biblique. Les trottoirs perdent leurs dalles, remplacées par des arbres fruitiers censés nourrir l’Homme nouveau. Des cultures improvisées envahissent les terrains vagues, comme si labourer les ruines pouvait effacer l’Histoire. 

La rééducation commence, non dans les écoles ou les livres, mais dans les champs, sous le fouet du travail. Le béton cède sous la pioche, et l’utopie prend racine dans la poussière des cadavres.

La déshumanisation

Les khmers instaurent un régime totalitaire fondé sur une déshumanisation absolue. L’Angkar, organisation omniprésente, le « Big Brother » khmer, décide de tout : mariages, travail, vie privée, nourriture. Les noms et prénoms sont remplacés par des pseudonymes, tandis que les coupes de cheveux uniformes effacent toute individualité.
La peur d’une guerre totale alimente ce système : l’uniforme devient la norme, effaçant toute identité personnelle ou statut social. Les formules de politesse disparaissent, le « Je » cède la place au « Nous », et la collectivité prime sur tout. La délation règne en maître, et à l’instar du régime chinois, les séances d’autocritiques se multiplient. Chacun doit devenir un simple rouage, animé uniquement par la haine envers l’ennemi, ou plutôt l’Ennemi. Le rôle des parents et la place de la famille sont anéantis. Le silence absolu est imposé sur les chantiers.
Privé de ressources, le Cambodge se transforme en un immense camp de travail. En manque de tout, il conclut un accord avec la Chine : du riz en échange d’armes. La ration quotidienne ne dépasse pas 50 grammes, une famine organisée qui conduit à la mort de millions de Cambodgiens, où la faim pousse à la dénonciation et où des cas de cannibalisme ont été rapportés. De cette souffrance devrait naître « l’Homme nouveau », mais c’est surtout la furie exterminatrice qui semble guider la main des bourreaux. 

Que ce soit dans les champs, les usines ou les grands projets d’aménagement, chacun travaille plus de quinze heures par jour. Aucune trace de modernité ne doit subsister : vélos, téléphones, machines à coudre ou à écrire, radio sont interdits. Il n'y a plus de cinéma, mais de nombreux films de propagande sont tournés


La Banque du Cambodge, dynamitée par les khmers rouges au lendemain de la prise de Phnom Penh.

La société cambodgienne se divise ainsi : 

  • l'élite, constituée des membres historiques et des fonctionnaires du parti ;

  • le peuple ancien, considéré comme pur, composé des paysans sous contrôle des khmers durant la guerre civile ; 

  • le peuple nouveau, la population urbaine, suspect car contaminé par les idées nouvelles de l'impérialisme bourgeois. 

Les religions sont interdites et les minorités sont persécutées. 

Les purges internes

Comme dans toute autocratie déjantée, la paranoïa s’installe au cœur du régime. En 1977, Pol Pot écrase dans le sang une rébellion au sein même de son parti, consolidant ainsi son pouvoir. Ce second tournant accroît la dureté de la vie quotidienne : à l’image de tout régime autocratique, la traque des ennemis intérieurs devient implacable. Les disparitions se multiplient, chaque suspect étant contraint d’avouer des crimes imaginaires et de dénoncer cinq complices avant d’être exécuté. Les dénoncés subissent à leur tour les tortures, entraînant souvent la mise à mort de toute leur famille. Les exécutions sont brutales, les corps entassés dans d’infâmes charniers, les fameux killing fields. C’est dans ce contexte que la sinistre prison S-21, ancien lycée transformé en centre de torture et d’interrogatoire, acquiert sa funeste renommée, un lieu aujourd’hui devenu mémorial.

L'une des salles de classe de la funeste prison S-21 : le lieu de l'éducation de la jeunesse transformée en son tombeau le plus obscur. 

L'intervention vietnamienne et la (re)chute de Phnom Penh

Depuis la prise de pouvoir des khmers rouges, le Cambodge vit replié sur lui-même : ses frontières sont hermétiquement fermées, sous haute surveillance. Isolé sur la scène internationale, le régime ne survit que grâce au soutien militaire et économique de la Chine. Cette proximité croissante entre Phnom Penh et Pékin suscite une inquiétude grandissante du côté vietnamien, allié de l’URSS (et donc ennemi de la Chine depuis la rupture des années 50). Après une première incursion armée en 1977, qui avait déjà entraîné un durcissement du régime, le Vietnam décide d’intervenir une nouvelle fois, de manière décisive cette fois-ci. À la fin de l’année 1978, excédé par les attaques khmères sur son territoire, Hanoï lance une vaste offensive et, en moins d’un mois, prend le contrôle de la moitié du Cambodge. Le 7 janvier 1979, après près de quatre années de terreur, les dirigeants khmers sont chassés de Phnom Penh. 

Le Cambodge, meurtri et ravagé, tente alors de renaître. Mais la société, brisée par des années de terreur, peine à se reconstruire. En à peine quatre ans et demi, le régime des khmers rouges a entraîné la mort de plus de deux millions de personnes, dans l’un des auto-génocides les plus effroyables du XXe siècle. Une folie idéologique qui a plongé tout un peuple dans l’horreur absolue, laissant derrière elle un pays exsangue et des blessures profondes.

L’enfer ne s’est toutefois pas complètement refermé. Les khmers rouges ne déposent pas les armes pour autant. Retirés dans la jungle à la frontière thaïlandaise, ils reprennent la lutte sous forme de guérilla. Le jeu des alliances se réactive : la Chine continue de soutenir les khmers rouges, tandis que l’Union soviétique appuie le nouveau gouvernement cambodgien, par l’intermédiaire du Vietnam. Le pays, ravagé, doit être reconstruit intégralement. Un régime pro-vietnamien, la République populaire du Kampuchéa, est instauré le 11 janvier 1979. En réaction à la chute de ses alliés, la Chine envahit le Vietnam en février, mais se voit contrainte de se retirer un mois plus tard.

Pourtant, malgré les crimes des khmers rouges, ceux-ci conservent une reconnaissance internationale jusqu’en 1993, en raison du contexte de la Guerre froide : pour les pays occidentaux, il valait mieux soutenir un ennemi de l’URSS qu’un allié de celle-ci. Le Royaume-Uni lui-même fidèle à une analyse géopolitique toujours très anticipatrice, apporte un appui logistique à la guérilla khmère dans les années 1980. Il faut dire que le régime mis en place par Hanoï, loin d’incarner une réelle libération, s’illustre à son tour par le travail forcé, la misère et la répression. C'est ainsi que les nouveaux dirigeants cambodgiens font ériger le « mur de bambous » à la frontière thaïlandaise dans des conditions abominables.

Il faut attendre la fin du soutien de l’URSS au Vietnam pour que la situation commence à se débloquer. En 1991, les Accords de Paris sont signés : ils prévoient le désarmement de toutes les factions et l’organisation d’élections libres sous la supervision de l’ONU. Cependant, les khmers rouges refusent de se plier à ces engagements, violant à plusieurs reprises le cessez-le-feu et rejetant le désarmement.

Ce n’est qu’en 1997 que Pol Pot est arrêté et condamné à la prison à perpétuité. Il meurt l’année suivante, alors que l’armée cambodgienne lance l’assaut contre le dernier bastion khmer rouge. Les cadres de l’Angkar finissent par se rendre ; beaucoup sont graciés au nom de la réconciliation nationale. D’autres responsables, toutefois, seront finalement reconnus coupables de crimes contre l’humanité dans les années 2010.

Les plaies sont encore béantes. Les crimes ne sont pas admis. La cicatrisation semble difficile et le tabou règne en maître dans un pays qui garde des séquelles béantes de ces quatre années infernales.




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