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Kychtym : de la poussière radioactive sous le tapis soviétique

S'il y a bien une catastrophe qui porte le sceau de l'incompétence autant que celle d'une gestion criminelle, c'est bien celle de Kychtym, ou Majak, pour les puristes. Cet accident nucléaire, le troisième pire de l'Histoire, a en effet pris le nom de la ville connue la plus proche du lieu de l'explosion, Kychtym. 

Or, cette ville n'y est absolument pour rien dans le déroulé de cette catastrophe et sa seule erreur est d'avoir vu un complexe nucléaire se construire à quelques dizaines de kilomètres. Voilà bien une fâcheuse habitude des accidents industriels : leur attribuer le nom de la ville la plus proche, rendant bien peu hommage à ces cités innocentes. Je propose donc humblement de modifier cette règle pour qualifier les catastrophes du nom de l'entreprise responsable. Soyons toutefois réalistes, si l'on devait appliquer cette règle, le nombre de « catastrophes Rosatom » ou d' « accidents Kremlin » deviendrait absurdement élevé. 

Kychtym, plions-nous donc docilement aux règles, n'est qu'une catastrophe survenant parmi toute une période de pollution massive. Le site nucléaire de Majak a en effet relâché toutes sortes de déchets hautement radioactifs dans la nature bien avant l'explosion de 1957 : inconscience, économie, incompétence, le triptyque gagnant de Majak, et plus largement celui de l'URSS. 

Ruines du moulin de Metlino au bord de la rivière Techa : la froideur architecturale du bâtiment de gauche ajoute efficacement à la morbidité de ce paysage déjà contaminé.

1. Le programme nucléaire soviétique : la charrue avant les bœufs

En 1945, le projet Manhattan est une réussite totale pour les États-Unis. Mené dans un secret total, à l'abri des nazis, des japonais et des soviétiques (dont la Maison blanche se méfiait déjà dès 1942), le projet aboutit à l'obtention de la bombe atomique américaine, dévoilée dans une orgie de puissance les 6 et 9 août 1945. 

À l'été 1945, le Japon était déjà à bout de souffle et la fin des hostilités n'était plus qu'une question de jours. Toutefois, les États-Unis voient plus loin que la simple victoire sur le Japon : ils souhaitent prendre l’ascendant sur un Staline de plus en plus turbulent, qui sort en outre auréolé de gloire après sa victoire en Europe. Cette démonstration de force a lieu les 6 et 9 août, sur les villes de Hiroshima et Nagasaki.

Le choc est rude pour Staline : Washington le devance brillamment et détient désormais, seul, le secret redoutable d’une science privée de conscience.

On dit qu’il faut apprendre à marcher avant de songer à courir ; mais dans la frénésie nucléaire, les Soviétiques ont préféré s’élancer dans les airs sans même avoir assuré leur premier pas.

À la tête de cette entreprise nucléaire vertigineuse, le pouvoir place Lavrenti Beria, redoutable silhouette du régime, plus zélé encore que son maître. Beria ne temporise pas, il harcèle, il ordonne, il presse : selon lui, l’ennemi américain s’apprête à frapper la citadelle du communisme en 1949, et chaque jour de retard rapproche l’URSS du gouffre. Le programme avance donc à marche forcée, la peur en étendard, la panique comme carburant. Mais certains, plus cyniques ou simplement mieux informés, avancent une autre hypothèse : et si cette bombe, tant désirée, n’était qu’un cadeau d’anniversaire ? Un hommage explosif pour les 70 ans du camarade Staline, attendus le 18 décembre 1948 (à vos soustractions). Il aurait été judicieux d'attendre, pour le bien de tous, d'attendre ses 80, voire 90 ans. 

2. L'Oural, capitale de l'atome rouge

C’est dans ce climat d’urgence fiévreuse que naissent, aux confins de l’immense empire soviétique, d’étranges cités sorties de terre pour une mission bien particulière : abriter les architectes de l’atome rouge. Véritables laboratoires urbains, ces villes sont soustraites au regard du monde, rayées des cartes, interdites aux profanes. Seuls ceux qui y vivent peuvent y entrer — et rarement en ressortir. Dès 1946, dans un silence absolu, l’Union soviétique dépêche des milliers de bagnards vers les terres céréalières du sud de l’Oural. Leur tâche : ériger, à coups de pioches et d’épuisement, le complexe nucléaire de Majak — « le Phare », ironie limpide pour une installation qu’on s’emploie à maintenir dans l’ombre.

Autour de ce centre surgit une ville fantôme, baptisée Tcheliabinsk-40, invisible au commun des mortels, posée à quelques dizaines de kilomètres au nord de Tcheliabinsk, non loin de Kychtym. Un monde clos, construit dans le secret, pour produire ce que l’homme pouvait désormais créer de plus dévastateur.

On y fit venir des techniciens allemands, prisonniers de guerre, aux compétences jugées trop précieuses pour rester oisives, aux côtés d’ingénieurs soviétiques triés sur le volet. Mais pour ériger cette forteresse nucléaire (usine, réacteur, tunnels souterrains, dépôts de déchets), il fallait bien davantage que des cerveaux : il fallait des bras. Alors, le pouvoir fit appel à une main-d’œuvre plus docile, moins coûteuse, et surtout plus sacrifiable : près de 7 000 prisonniers, extraits des camps, furent envoyés sur place. Ils vivaient dans des conditions d'une rigueur infernale, dignes des goulags d’où la plupart provenait d'ailleurs Ce sont eux qui firent surgir du néant la ville secrète, appelée à accueillir jusqu’à 40 000 âmes. Une cité close, autonome, rigoureusement quadrillée, où l’on naissait, travaillait, aimait parfois… mais où l’on ne quittait jamais les lieux sans autorisation. 

Le complexe s’établit au cœur d’une vaste plaine céréalière de l’Oural, à 130 km au sud d'Iekaterinbourg, à 15 km de Kychtym et à 6 de la ville-nouvelle Tcheliabinsk-40 alias Oziorsk. Sur les rives de la rivière Techa, plusieurs réacteurs sont construits, destinés à la production de plutonium, élément clé de toute arme nucléaire.Les ouvriers de Majak, savamment tenus dans l’ignorance, ne connaissent ni la nature précise de leur travail, ni les risques auxquels ils s’exposent (sur ce dernier point, il est probable que les autorités soviétiques, bien que certainement plus informés que leurs travailleurs, ne devaient pas en savoir si long). Sans protection adéquate, ils manipulent des matières hautement radioactives, jusqu’à ce que leurs corps manifestent des symptômes mystérieux : maux de tête, brûlures, nausées, vomissements. Face à la progression alarmante des maladies et des décès, les autorités soviétiques prennent des mesures énergiques en faisant venir davantage de trains d'ouvriers pour pallier le manque de ceux décédés. Peu à peu, Tcheliabinsk-40 prend l’allure d’une ville fermée, où la population, soumise à un travail harassant et à des conditions précaires, vit dans une quasi-clandestinité. L’entrée y est strictement contrôlée, la sortie presque impossible. Le secret d’État y règne en maître, imposant son poids sur chaque aspect de la vie quotidienne, tout en dissimulant la réalité des dangers encourus.

C’est finalement en août 1949 qu’explose la première bombe atomique soviétique. La rapidité avec laquelle l’Union soviétique accède à l’arme nucléaire saisit les chancelleries occidentales, qui ignorent encore tout de l’existence du complexe de Majak.

Dans les années 1950, la technologie nucléaire en est encore à ses balbutiements. Les connaissances sur le comportement des déchets radioactifs dans les milieux naturels, et plus encore sur leurs effets à long terme sur la santé humaine, demeurent extrêmement limitées, a fortiori en URSS, où le secret prime sur la prudence et où tout ce qui ne sert pas le programme militaire est considéré comme du gaspillage financier. Dans ce contexte, les efforts visant à contenir la dispersion des radionucléides dans l’environnement ne peuvent être que partiels, fragmentaires, insuffisants.

Dès ses débuts, le complexe de Majak rejette la quasi-totalité de ses déchets radioactifs liquides de faible et moyenne activité (dangerosité) directement dans la rivière Techa. Ce cours d’eau s’écoule vers le fleuve Ob, avant de se perdre dans l’océan Arctique, emportant avec lui son lot de césium et de strontium. Lorsque les autorités soviétiques prennent conscience de l’ampleur de la pollution en aval, elles décident de modifier leur stratégie : les déchets ne seront plus dispersés, mais confinés. Le lac Karatchaï est alors désigné comme site d’entreposage. L'eau stagnante vaut mieux que l'eau courante. En apparence, la solution semble plus maîtrisée ; en réalité, elle revient à transformer cette étendue d’eau en un réservoir de radioactivité d’une intensité encore aujourd'hui inégalée. Le lac devient, sans déclaration ni signalement, l’un des lieux les plus contaminés de la planète. 

La bucolique et paisible rivière Techa et ses radionucléides ambiants.

Quant aux déchets les plus dangereux, leur gestion repose sur une autre méthode : ils sont enfermés dans des conteneurs métalliques, eux-mêmes enfouis dans des galeries souterraines bétonnées et maintenus à basse température par un système de refroidissement hydraulique permanent.
Une solution conçue pour durer, à condition que le système de refroidissement soit efficace. 

Des années après les premiers rejets, des médecins russes entreprennent d’étudier les effets des radiations sur les populations installées le long de la rivière Techa. Leur constat est sans appel : les habitants de cette région, exposés quotidiennement à une contamination lente et continue, auraient reçu en moyenne des doses de radiations quatre fois supérieures à celles subies par les victimes de la catastrophe de Tchernobyl. Irriguée par des eaux chargées en isotopes, la vallée de la Techa devient ainsi un laboratoire involontaire de l’irradiation chronique. Les autorités soviétiques ont appliqué avec rigueur cynique une maxime d’apparence pratique, mais qui, dans ce contexte, prend une résonance autrement plus sombre : il y a toujours du bon à prendre, même dans les pires situations.


3. Kychtym, catastrophe sous-estimée et passée sous silence

Le 29 septembre 1957 à 16h25, l’un des conteneurs souterrains, renfermant près de 80 tonnes de déchets hautement radioactifs, explose brutalement à la suite d’une défaillance du système de refroidissement. La détonation, équivalente à celle de 70 tonnes de TNT, projette dans les airs le couvercle de béton armé, un bloc de 160 tonnes, provoquant la mort immédiate de quelque 200 personnes. Un funeste panache noir dresse sa mortelle silhouette loin au-dessus du lieu de l'accident, avant de se laisser guider par des vents innocents en direction du nord-est. Après la déflagration de l'explosion, ce terrible nuage sème la mort dans un silence encore plus terrifiant, sur plus de 200 km. Au total, une superficie de 3 000 km² est contaminée, exposant à des rayonnements sévères plus de 300 000 personnes. 

Mais l’explosion ne provoque ni alerte publique ni reconnaissance immédiate : le silence, encore une fois, demeure absolu. Aucune information n’est transmise à la population. Pire encore, les habitants des zones affectées sont mobilisés pour participer aux opérations de décontamination, sans qu’aucune mesure de protection ne leur soit fournie. Les écoliers sont mis à contribution pour enfouir les dernières récoltes de pommes de terre, sans qu'aucune raison ni protection ne leur soit fournies. 

Il faut attendre une semaine pour qu’un premier plan d’évacuation soit amorcé. Dans les dix jours suivant la catastrophe, plus de 10 000 personnes sont déplacées, tandis que plusieurs villages sont méthodiquement rasés, le bétail abattu, les terres interdites à la culture. Officiellement, l’État soviétique reconnaîtra 20 000 victimes liées à l’accident. Pourtant, les données recueillies indiquent qu’au cours des semaines ayant suivi l’explosion, plus de 250 000 individus ont été exposés à des niveaux critiques de radiation. 

Rien n’est communiqué au sujet de l’accident de Majak, ainsi que sur les divers autres incidents et rejets radioactifs. Les autorités restent muettes, les journalistes s’abstiennent de toute enquête, et les témoins sont réduits au silence. La rivière Techa demeure librement accessible ; des pêcheurs y lancent innocemment leurs lignes et les enfants continuent d'y barboter gaiement. Sur place, aucune indication claire sur la radioactivité, à l'exception de quelques panneaux rouillés et énigmatiques conseillant de ne pas s'arrêter et de ne pas boire l’eau des rivières. 

Au début des années 1960, une sécheresse exceptionnelle touche le sud de l'Oural. Le lac Karatchaï s'assèche alors progressivement, phénomène accentué par les captages d'eau et les rejets de déchets. En l’espace de quatre décennies, sa surface diminue de près de 70 %, passant de 0,5 km² en 1951 à 0,15 km² en 1993. Ce retrait expose les sédiments radioactifs, initialement relativement confinés au fond du lac, aux vents qui les dispersent sur des milliers de kilomètres. Au cours des années 1990, les niveaux de radiation relevés dans la zone atteignent des seuils critiques, à tel point qu’une exposition de trente minutes pouvait entraîner une dose mortelle. En novembre 2015, le lac est intégralement remblayé à l’aide de blocs de béton et de matériaux rocheux. En décembre 2016, une couche finale de roche et de terre est ajoutée, tandis qu’un dispositif de surveillance environnementale est mis en place afin d’assurer un suivi à long terme du site.

Le lac Karatchaï : de l'eau (un peu), du béton (beaucoup), de la radioactivité (si peu).
Au fond, le complexe de Majak.

Une zone d’exclusion est fixée autour de Majak. Prenant le nom de Vourst (Vostotchno-Ouralskiï Radioactivnyï Sled, soit « Empreinte radioactive de l'Oural oriental »), elle comprend plusieurs villages évacués et interdits d'accès, notamment Muslyumovo, Tatarskaïa Karabolka, et Karamyshevo. L’accès y est strictement contrôlé par les autorités russes, et certaines parties sont toujours sous la responsabilité de Rosatom et du FSB.


4. Un secret omniprésent et omnipotent, jusqu'à l'arrivée de Medvedev 

Le 1er mai 1960, le pilote américain Gary Powers est abattu alors qu’il survole l’URSS à bord d’un avion espion U-2, chargé de photographier des sites militaires soviétiques. Capturé après s’être éjecté, il est échangé deux ans plus tard contre un espion soviétique. Au cours de sa mission, Powers a pu apercevoir le complexe nucléaire de Majak ainsi que des villes secrètes, confirmant les soupçons que la CIA nourrissait depuis 1958. Des photographies satellites viendront par la suite renforcer ces révélations. Pourtant, malgré ces preuves accablantes, Washington choisit de garder le silence. Dénoncer Moscou sur le sujet aurait risqué de relancer le débat sur les zones d’ombre du projet Manhattan. Que ce soit en dictature ou en démocratie, le nucléaire n'est pas populaire. Bref, l'accident est classé secret d'État et enfoui sous une chape de plomb bien plus efficace que celle qui recouvrait les déchets de Majak. 

Dans la région de Tcheliabinsk, le nombre de leucémies augmente de 40% dans ces années. Les médecins de la région ne doivent communiquer sur rien mais sont tenus d'envoyer leurs rapports à Moscou afin que des études soient menées sur les populations irradiées. Faisant une fois de plus preuve d'une vertu de prudence teintée d'un cynisme exemplaire, les scientifiques soviétiques utilisent alors Majak et ses alentours pour mener recherches et expériences. Ainsi, les revues scientifiques spécialisées dans le domaine nucléaire sont inondées des résultats de ces expériences (dont on ignore évidemment où elles ont été menées). Plusieurs scientifiques notent toutefois que les soviétiques mènent des études dans des environnements radioactifs lacustres, environnements impossibles à reproduire en laboratoire. En outre, leurs travaux ciblent des rayonnements particuliers, ceux du césium-137 et du strontium-90 : deux combustibles impossibles à trouver naturellement et qui résultent forcément de l'activité d'un réacteur. Enfin, au détour d'une ligne de l'un de ces articles, le nom de Majak apparaît, involontairement, oublié par la censure soviétique. Tous ces indices, un scientifique, Jaurès Medvedev, dissident soviétique établi à Londres, les identifie et les relie. Après avoir remonté et croisé les pistes, Medvedev acquiert une certitude et en 1976, il publie ses conclusions et dévoile au grand jour la catastrophe de 1958 et la mauvaise gestion des autorités russes. Dans un premier temps, plusieurs responsables politiques, britanniques notamment, lui rient au nez : comment une catastrophe d'une telle ampleur aurait-elle pu être possible sans que le monde n'en soit informé ? Dans un deuxième temps, sans donner trop de précisions ni le crier sur les toits, la CIA laisse comprendre que Medvedev a raison. Fort de nouveaux indices que ce dévoilement lui a permis de collecter, Medvedev revient à la charge et publie en 1979 un ouvrage, Nuclear Disaster, dans lequel il explique les causes, le déroulé et les conséquences du drame de Kychtym. 

En 1988, alors en plein politique de glasnost et faisant face à la tragédie de Tchernobyl, l'URSS reconnaît l'accident mais aucune mesure sérieuse n'est prise pour décontaminer ou prendre en charge les habitants restés sur place. L'État soviétique n'est alors plus que l'ombre de lui-même et ce pour plusieurs années encore. 

En 2018, selon l'IRSN (Institut de Radiologie et Sûreté Nucléaire), les émissions de ruthenium-106 dans la région de Majak seraient près de 30 000 fois supérieures au seuil autorisé. Les fuites seraient encore nombreuses même si Rosatom, responsable du site, nie tout problème dans un concert de négation en soviet-majeur des plus virtuoses. 

Aujourd’hui, l’ensemble des révélations formulées par Medvedev se trouvent corroborées par les analyses menées par la CIA. Parmi celles-ci figure une étude consacrée à la migration des oiseaux originaires de la région, lesquels passaient l’hiver en Afrique du Sud ou en Iran. Les examens menés sur leurs tissus ont révélé des concentrations élevées de strontium-90 et de césium-137, accumulés dans leurs os et leurs muscles, témoignant d’une contamination radioactive étendue.

De beaux paysages, malheureusement inaccessibles...

Aujourd'hui encore, Majak est entourée d'un périmlètre de sécurité, englobant la ville-fermée d'Oziorsk (de 80 000 habitants tout de même) interdite d'accès à tous les non-résidents. 

Faute avouée à moitié pardonnée. Faute inavouée, conséquences décuplées.

Pour les amateurs de Fabrice Drouelle : Affaires sensibles : l'accident nucléaire de Majak


Quand ChatGPT représente Majak. Le manque de réalisme est consternant : on aperçoit deux hommes, en tenue de protection contre les radiations... 


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