Chacun d’entre nous, pour peu qu’il ait grandi en France, connaît la carte de notre pays. Chacun d’entre nous saurait reconnaître cette carte parmi d’autres. La France, c’est une forme. C’est cette image particulière que l’on arrive à projeter mentalement dans notre pensée à force de l’avoir vue et revue ; c’est « l’hexagone » dont, sans repères visuels, on saurait presque reproduire nous-mêmes le tracé.
Pour dessiner la France, l’on commence par tracer ses frontières. Naturellement, ce sont ces lignes, ces bordures, qui distinguent ce qui est la France d’avec ce qui ne l’est pas, entre tout ce qui se trouve d’un côté du trait, et tout ce qui se trouve de l’autre. Les frontières, les bordures, sont autant de lignes de force, qui enclosent la France dans un périmètre déterminé exactement, appelé territoire, et qui l’empêchent de s’écouler sur le reste de l’Europe, un peu comme se répandrait de la pâte si l’on tentait de faire un gâteau sans moule. Dans l’autre sens aussi : ces lignes et ces bordures empêchent ce qui n’est pas juridiquement la France de s’y amalgamer, comme une digue.
Oui,
ce sont ces lignes, ces bordures, qui déterminent les lieux sur lesquels s’appliquent
telles lois, et les endroits sur lesquels s’appliquent telles autres. Ce sont
ces lignes, ces bordures, qui, dans l’histoire, ont permis de dire par exemple que
la liberté, la justice, la démocratie s’arrêtaient à telle rivière ou ne
dépassaient pas telle montagne, et qu’aussitôt avancé d’un seul pas de l’autre
côté de la frontière, l’on rentrait dans un autre monde, le royaume de
l’iniquité, de l’anarchie ou de la tyrannie.
Je ne suis guère le premier qui ait pensé ça, tant s'en faut. Blaise Pascal (1623-1662), au siècle de Louis XIV, interrogeait déjà le relativisme des lois et des coutumes, en quoi il voyait une limite humaine au vœu de justice universelle. Pour Pascal, dans l’Europe des traités de Westphalie, « on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat : trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité, en peu d’années de possession les lois fondamentales changent. […] Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. »
Plus récemment, Brassens a également écrit combien il était heureux que cette frontière naturelle existât entre la France et l'Espagne, car elle lui permettait de n'être pas exposé à la répression franquiste :
J'ai conspué Franco la fleur à la guitare
Durant pas mal d'années, durant pas mal d'années.
'Faut dire qu'entre nous deux, simple petit détail :
Y'avait les Pyrénées, y'avait les Pyrénées !
Voilà ce qu’implique pour un pays l’endroit
par lequel passe la frontière : tel champ, telle colline, tel hameau
seront réunis à la loi, à la jurisprudence et aux coutumes de tel État.
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Eugène Chaperon, Le Poteau Frontière, 1914 |
La façon dont le mot frontière lui-même a été défini a peu varié dans le temps, comme l’illustre la liste qui suit. En réalité, en fonction des contextes historiques, le seul changement dans ces définitions est le nom donné à l’entité à laquelle elle s’applique (« province », « royaume », « États de différents souverains », « pays » et enfin « État ») :
- Dictionnaire universel, Antoine Furetière (1690) : « L’extrémité d’un royaume, d’une province, que les ennemis trouvent de front quand ils y veulent entrer. »
- Encyclopédie (1757), Diderot : « Se dit des limites, confins, ou extrémités d’un royaume ou d’une province. »
- Académie, 4e édition (1762) : « Les limites, les confins qui séparent les États de différents Souverains. »
- Académie, 6e édition (1835) : « Les limites, les confins d'un pays, d'un État, en tant qu'ils le séparent d'un autre pays, d'un autre État. »
- Académie, 8e édition (1935) : « Les limites d'un État, d'une contrée en tant qu'elles le séparent d'un autre État, d'une autre contrée. »
- Vocabulaire juridique, Gérard Cornu, 15e édition (2024) : « Ligne séparant les territoires de deux États ; se distingue de la ligne de démarcation qui a en général un caractère provisoire […]. »
- Académie, 9e édition (2024) : « Ligne conventionnelle marquant la limite d’un État, séparant les territoires de deux États limitrophes. »
La forme de la France que nous connaissons, l'apparence de la France que nous reconnaissons, nous la devons à une histoire extrêmement riche, et – c’est un cliché que de le dire – pleine de rebondissements. Je vous propose, dans cette série d’articles, d’examiner les questions des évolutions frontalières de la France métropolitaine, depuis la Révolution française jusqu’à nos jours. Quitte à entrer dans les moindres détails, fussent-ils tous petits, nous verrons comment, d’annexions en pertes, de rattachements en cessions, notre pays a pris sa forme actuelle ; nous verrons à quoi aurait pu ressembler la carte de France, dans des univers alternatifs et uchroniques.
Pour traiter ce sujet, je vous proposerai une série de dix articles : nous commencerons au moment de la Révolution française, spécialement à partir de l’entrée en guerre de la République en 1792. Nous aborderons la doctrine dite des « frontières naturelles » (1) et l’expansion territoriale du Directoire (2). Une deuxième suite d’articles s’émerveillera du Grand Empire (3) avant de pleurer les pertes de 1814 et de 1815 (4). Juste après avoir fait un détour du côté de Nice et de la Savoie (5), un article « fourre-tout » sera consacré aux modifications mineures et projets avortés du XIXe siècle (6). Suivront trois articles sur l’Alsace-Moselle : 1871 (7), 1919 (8) et 1940 (9) ; et nous conclurons en 1947 sur le « Chabertonisme des montagnes » du Général de Gaulle, et la dernière extension territoriale (majeure) de 1947 (10).
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Albert Bettanier, La Tache noire, 1887 |
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