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[1/10] — L’expansion révolutionnaire et la doctrine des « frontières naturelles » de la France (1792-1795)

Notre série d’articles nous trouve, pour commencer, au début de la Révolution française, point de départ communément admis de l’époque contemporaine. L’hexagone français est déjà sereinement en place, plus ou moins le même que celui que nous connaissons aujourd’hui. Pourtant, sur le plan géographique, le quart de siècle commencé un jour d’automne près du moulin de Valmy (1792) et enterré dans la morne plaine de Waterloo (1815) aura été de loin la période la plus riche pour les évolutions des frontières françaises : de la conquête à la défaite, de la diastole révolutionnaire à la partition de l’Empire, d’annexions en restitutions, jamais la France métropolitaine – qui atteindra le maximum de son étendue entre 1812 et 1814 – ne passa par autant de soubresauts, avant de retrouver peu ou prou, et pour l'avenir, ses limites actuelles. 

Comme le dirait Audiard : « Beaucoup de bruit pour rien pensera-t-on ? Eh bien non, pas tout à fait pour rien. »

Rayond Desvarreux, Les Parisiens à Jemappes conduits par Dampierre, 1913

Tout cela eut lieu, disait-on, car il fallait redonner à la France ses « frontières naturelles ». Ce syntagme, cette expression devait, pour l’avenir, symboliser à elle seule l’expansionnisme français de la première république et la gloire militaire de la nation en armes, entretenant jusqu’aux siècles postérieurs les secrètes ambitions territoriales françaises. C’est de cette notion capitale, dont Charles Péguy aurait dit qu’elle est toute teintée d'une mystique révolutionnaire de l’an II, qu’il sera question dans le premier article de cette série.

L'hexagone français en 1789 composé des provinces d'Ancien Régime. Remarquez l'enclave pontificale du Comtat Venaissin, la possession de la place de Landau (aujourd'hui en Allemagne) qui étire l'Alsace vers le nord, et les exclaves françaises autour de Philippeville (aujourd'hui en Belgique).

1. — Le glissement belliqueux et expansionniste de la Révolution

Comme il ne s’agit pas de refaire l’histoire de la Révolution française, contentons-nous de quelques rappels contextuels. Aussi contradictoire que cela paraisse rétrospectivement, la Révolution française s’était représentée, à ses débuts, comme une entreprise humaine destinée à apporter la paix perpétuelle au peuple français, et par extension à l’ensemble du monde. Tenez, le 22 mai 1790, l’Assemblée nationale constituante adoptait même un décret qui, à son article 4, disposait que « la nation française renonce[rait] à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes, et qu'elle n'emploiera[it] jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple. »

En fait, cette position allait s’avérer intenable. Un tel pacifisme de principe, qui devance de cinq années l’appel kantien à la paix perpétuelle et de 127 ans le « décret sur la paix » des révolutionnaires d’octobre 1917, était condamné avant même qu’il fût énoncé. L’engrenage avait tourné dès le 15 juillet 1789, lorsque bon nombre de nobles, flairant le danger, avaient émigré, formant peu à peu sur les frontières du royaume (à Coblence en particulier) un amoncellement de revanchards à particules prêts à tout pour retrouver leur antique influence, quitte à s’engager militairement contre la France. La tentative d’évasion manquée de la famille royale, en juin 1791, n’avait fait que confirmer par ailleurs la réalité du complot aristocratique tendant à la restauration du bourbon. 

En septembre 1791, une première exception au décret du 22 mai 1790 avait même dû être consentie pour annexer Avignon et le comtat Venaissin, enclave pontificale depuis 1274, dont la population réclamait sa réunion à la France. Et nous voici arrivés en cette année 1792, où la pensée dominante des hommes influents du moment (tels Brissot) est qu’ « Il faut une guerre révolutionnaire : en détruisant Coblence, on obligera le roi à se déclarer, on rétablira la tranquillité. La guerre sera facile, les peuples se soulèveront pour secouer leurs chaines. […] C’est la croisade de la liberté[1]»

C'est ainsi qu'une déclaration de guerre contre le « Roi de Bohème et de Hongrie » est votée le 20 avril 1792 à la quasi-unanimité, y compris avec l'enthousiasme de Louis XVI (qui ne peut imaginer autre chose qu'une défaite rapide des français). « Jamais guerre ne fut si politique et si peu militaire[2]. »

Léon Cogniet, La Garde nationale de Paris part pour l'armée. Septembre 1792, 1836

Les événements s’enchaînent ensuite, et c’est la catastrophe. Les premiers affrontements tournent à la débâcle pour l’armée française, désorganisée par la perte de ses officiers, d’autant que la Prusse joint ses forces au Saint-Empire en juillet : c’est la guerre de la première coalition. Les prussiens se mobilisent : le manifeste du duc de Brunswick, tentative d’intimidation qui promet de soumettre Paris à une « exécution militaire et à une subversion totale » s’ils touchent à la personne du Roi (alors prisonnier aux Tuileries) est connu des parisiens le 1ᵉʳ août ; l’effet en est complètement manqué et c’est la journée du 10 août contre les Tuileries. Mais l’armée prussienne avance : la France est envahie ; Longwy tombe le 23 août ; Verdun le 2 septembre ; la route de Paris est ouverte. C’est la panique ; les massacres de septembre font 1300 victimes dans les prisons de la capitale ; Danton, ministre de la Justice, prononce son plus célèbre discours pour appeler à la défense de la ville (« il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée »). Les prussiens se rapprochent, tout semble condamné. Soudain, aux cris de « vive la Nation ! », les français remportent une bataille décisive à Valmy le 20 septembre.

Horace Vernet, La Bataille de Valmy. Le 20 septembre 1792, 1826

La France est libérée, sauvée. Dès le lendemain, la République est proclamée. Une impulsion nouvelle lance les généraux français : Montesquiou occupe la Savoie le 23 ; d’Anselme prend Nice le 29 ; sur le Rhin, Custine prend Spire le 1ᵉʳ octobre, il remonte le fleuve et atteint Mayence le 21 octobre. Les succès s’enchaînent ; les armées françaises pénètrent l’actuelle Belgique, infligent une défaite décisive aux impériaux à Jemappes le 6 novembre, et s’ouvrent à leur tour le chemin de la conquête.

Mais que faire, maintenant que la menace a disparu ? Que faire, désormais que la guerre n’est plus défensive ? Faut-il poursuivre, profiter de son avantage, quitte à commettre d’inévitables agressions contre les populations étrangères ? Mais, si elle dépose les armes, si la France cesse le combat ici, les ennemis ne reviendront-ils pas plus fortement demain ? Comment justifier, dès lors, que la République, issue d’une Révolution soi-disant « pacifiste », poursuive ainsi une guerre hors de son territoire ?  D’autant que, si la guerre met tout le monde d’accord (et encore), les différentes factions politiques ne manqueront-elles pas de s’entretuer de nouveau en cas de paix ? Ainsi, dès novembre 1792, quelque chose change : « La politique militaire de la République est passée de la défensive à l’offensive, sa politique extérieure de la recherche d’une reconnaissance diplomatique à une guerre de propagande agressive, puis à une entreprise délibérée de conquêtes territoriales qui traduit la volonté des seuls dirigeants français de résoudre leurs graves dissensions internes par un bellicisme sans limites autres que la guerre d’anéantissement[3]. »

Une notion toute trouvée apparaît, qui est une justification à la fois politique, militaire et morale de la nouvelle politique révolutionnaire. C’est la théorie dite des « frontières naturelles » de la France.


2. — La doctrine des « frontières naturelles » de la France

a. — Le contenu théorique de la notion

L'idée est simple. La Nature, qui est parfaite, a disposé les montagnes et les fleuves d'une telle façon, et non d'une autre. Ainsi, il faut que la France ait pour frontières non pas les bornes arbitrairement définies par les aléas politiques de l'histoire, qui seraient artificielles et donc une cause permanente de malheurs, mais les frontières naturelles que la Nature lui a données : l'océan à l'ouest, les Pyrénées au sud, les Alpes au Sud-Est, et toute la rive gauche du Rhin au Nord-Est et au nord.

Cette définition politique est celle donnée par Danton le 31 janvier 1793, dans un discours à la Convention, alors qu'est discuté le statut de la Belgique conquise. Prenant la parole, le tribun s'écrie : « C'est en vain qu'on veut nous faire craindre de donner trop d'étendue à la République. Ses limites sont marquées par la nature. Nous les atteindrons des quatre coins de l'horizon : à l'océan, au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées. Là doivent finir les bornes de notre République. »

Constance-Marie Charpentier, Portrait de Danton, vers 1790

Laissons la parole à Frédéric Bluche, biographe de Danton : « Examinons le fond. Danton annexe virtuellement le sud des Provinces-Unies et la Rhénanie. Il ne s'agit plus de réunir des territoires dont les populations sont censées avoir souhaité leur rattachement à la République ; il s'agit d'un pur impérialisme révolutionnaire[4]. »

Le 14 février, c'est un autre conventionnel de premier plan, Lazare Carnot, qui reconnaît à la France les mêmes « limites anciennes et naturelles », mais son discours va plus loin. En effet, Carnot prend cette théorie pour base, et s'en sert pour justifier la guerre menée dans les territoires de la rive gauche du Rhin : les territoires y étant français par nature, c'est corriger une usurpation que de chercher à les reconquérir. Par conséquent, « il n'y aurait donc, suivant les règles ordinaires, nulle injustice à les reprendre ; il n'y aurait nulle ambition à reconnaître pour frères ceux qui le furent jadis. »

Ajoutons à titre d'exemple qu'un projet de Constitution, lu à la Convention en avril 1793, allait jusqu'à comporter un article 11 disposant que « Le territoire de la République française sera circonscrit par la Méditerrannée, les Alpes, la rive gauche du Rhin, l'Océan et les Pyrénées ; il ne pourra jamais excéder ces limites dans le continent qu'elle occupe»

Ainsi cette autolégitimation est-elle également une autolimitation : en se fixant une borne précise et nette, les révolutionnaires espèrent persuader l'Europe de leur sagesse. C'est ce qu'estime l'historien Aurélien Lignereux, en évoquant dans un ouvrage récent l'ambition diplomatique des conventionnels. D'après lui, l'invocation des frontières naturelles est stratégique, celles-ci étant à la fois « le stimulus de l'expansion et son garde-fou [...]. Les Conventionnels pensaient faire un coup double : d'une part, placer la République à l'abri de frontières naturelles aisées à défendre ; d'autre part, poser d'emblée des bornes à une dynamique conquérante qui pourrait leur échapper et bafouer les grands principes[5]. »


b. — Une idée née sous l'Ancien Régime

Il ne faudrait pas croire que la revendication des frontières naturelles de la France est aussi révolutionnaire que ceux qui la proclament de toute l'étendue de leurs poumons à la Convention en 1793. De très nombreux précédents politiques ou bibliographiques peuvent s'assimiler en effet à une revendication de la recherche d'une frontière française sur le Rhin. Dans l'entrée « frontières naturelles » du Dictionnaire historique de la Révolution française, Denis Richet fait remonter cette idée à une analogie avec les limites de l'ancienne gaule, telles que décrites par Jules César dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules, un ouvrage relevant de la culture historique générale des révolutionnaires. 

Cette filiation antique de l'idée des frontières naturelles est admise historiquement, en effet : Aurélien Lignereux cite le cas d'un haut-fonctionnaire belge, Louis Dewez, sous-préfet dans le département de Sambre-et-Meuse (dont le chef-lieu était Namur), qui explique en 1805, dans son Histoire générale de la Belgique, pourquoi les raisons antiques justifient l'annexion de la Belgique par la France : « Le Rhin, dans l'origine, séparait les Gaules de la Germanie. La nature en effet ne paraît avoir creusé le lit de ce fleuve majestueux, que pour indiquer la barrière qu'elle a voulu mettre entre ces deux contrées. La Belgique, comprise dans les Gaules, dont elle formait la troisième partie, est maintenant incorporée à la France, dont elle fait une des parties intégrantes. La réunion a donc remis les Belges à la place que la nature leur avait assignée[6]. » Richelieu lui-même, dans son Testament politique, ne faisait-il pas référence aux « frontières naturelles de la Gaule » [7] ?

Philippe de Champaigne, Armand-Jean du Plessis, Cardinal de Richelieu

L'historien Joseph Smets explique également que, pour des raisons historiques, la conscience française s'était accommodée de l'idée d'une délimitation du territoire par les fleuves, notamment depuis le partage de l'Empire carolingien en 843 : « Aux yeux des Français d'alors, quatre fleuves délimitaient le royaume : l'Escaut, la Meuse, la Saône et le Rhône, au-delà desquels commençait l'Empire germanique. »

De temps à autres, l'idée d'une France ayant le Rhin pour frontière septentrionale réapparaît dans la littérature politique. Richet évoque ainsi un élan rhénan à l'époque de Charles VII, vers 1444, au moment où une armée royale était envoyée à l'Est, afin de s'opposer aux vélléités du duc de Bourgogne qui désirait reconstituer à son profit la Lotharingie ; il en évoque un autre vers les années 1550-1570, période qui coïncide avec l'annexion des Trois-Evêchés sous Henri II, ou encore avec la publicaion d'un traité intitulé Le Rhin au Roy en 1568 par Jean le Bon, médecin du cardinal de Guise.

Gérard Ter Borch, La Signature du traité de Münster, 15 mai 1648

Néanmoins, si une politique a bien paru incarner le repoussement de la frontière française jusqu'au Rhin, c'est bien celle suivie au Grand Siècle, sous le règne de Louis XIV (mais pas toujours par lui). Ainsi les traités de Wastphalie signés en 1648 ont-il permis à la France d'atteindre ce fleuve, pour la première fois depuis Charlemagne, en annexant le sud de cette « Alsace-Lorraine » qui lui causera quelques pépins plus tard. 

Comme le montre cette carte, la politique expansionniste de Louis XIV s'est focalisée essentiellement sur les frontières du Nord-Est.

Au XVIIIe siècle, on ne dut qu'à la touchante magnanimité de Louis XV de n'avoir pas annexé une partie des Pays-Bas Autrichiens (l'actuelle Belgique) au moment de la paix d'Aix-la-Chapelle de 1748. Par ailleurs, en s'avançant jusqu'en 1786, l'on trouve qu'un certain baron Jean-Baptiste de Cloots, francophile prussien originaire de Clèves (ville aujourd'hui allemande située sur le Rhin) écrivait à propos de ce fleuve qu'il était « la borne naturelle » de la France [8]. On rencontrera de nouveau ce jeune baron quelques années plus tard à la Convention, flanqué d'un nouvel état-civil : Anacharsis Cloots fut un fervent montagnard, dont l'effort se porta le plus vigoureusement dans son projet de déchristianisation de la France. Rassurez-vous, lui aussi eut droit à son rendez-vous avec la guillotine, promotion Germinal an II s'il vous plaît.

La période révolutionnaire elle-même n'avait pas attendu Danton. Dans les cahiers de doléances aux états généraux, des références aux limites naturelles sont également perceptibles. Citons pour seul exemple celui de la ville de Vienne : « Puissent se taire, en ces moments précieux, tous les intérêts opposés à la régénération de la France, et du Rhin aux Pyrénées, des Alpes à l'Océan, un seul voeu être formé pour la félicité générale ! » 

En outre, à la Convention, dès décembre 1792, certains députés parmi les plus exaltés (à gauche !) encourageaient vivement une politique des plus impérialistes : le député Chaumette, par exemple, hébertiste de son état, allait beaucoup plus loin que les seules frontières naturelles, lorsqu'il déclarait que « le terrain séparant Paris de Pétersbourg et de Moscou sera[it] bientôt francisé, municipalisé, jacobinisé. » Tout un programme !


c. — L'application partielle de cette doctrine en 1793

Retournons en février 1793. La République, qui venait de se séparer amicalement de Louis XVI, a donc réinvesti d'une impulsion nouvelle une idée « classique » dont le fondement remonte aux temps gaulois. Désormais, il n'y a plus de nation française qui s'interdit de recourir à la guerre : l'ennemi menace la France, l'ennemi menace la République, il faut repousser l'ennemi derrière les bornes que la nature a donné à la France.

Monument rendant hommage à l'annexion de la Savoie à Chambéry, inauguré pour le centenaire en 1893

C'est ainsi que, peu à peu, les territoires occupés sont incorporés à la France, sur la base de la doctrine des frontières naturelles. La Savoie avait déjà été réunie le 21 novembre ; c'est au tour de Nice le 31 janvier, jour du discours de Danton ; c'est aussi au tour de Monaco, annexée le 14 février, jour du discours de Carnot. 

Cependant, un événement imprévu va bientôt couper court à cet expansionnisme. En effet, alors qu'on cherche à déterminer le statut de la Belgique occupée (annexion ? protectorat ?), c'est le désastre. Le 18 mars, les armées françaises sont écrasées par les autrichiens à Neerwinden. Pire, le général Dumouriez, le vainqueur de Valmy et de Jemmapes, est contraint à la retraite et, pour éviter d'avoir à rendre compte devant la Convention, trahit et s'enfuit. Voilà six mois que l'on avait comme oublié que la France pouvait perdre la guerre, se faire envahir, et que la République pouvait succomber. 

Tassaert, L'élimination des girondins (2 juin 1793)

La défaite jette un froid : « La trahison de Dumouriez est suivie, pour les armées de la République, d'une phase d'échecs et de désorganisation[9]. » Sourdement, la panique de septembre 92 semble revenir, plus forte encore. Les frontières naturelles sont perdues, pire : la France est de nouveau en passe d'être enhahie, d'autant que l'Angleterre est cette fois de la coalition. La guerre fait également rage du côté des Pyrénées ; l'Espagne, à qui on avait aussi déclaré la guerre, attaque à son tour. A l'intérieur enfin, le printemps 1793 marque le début des soulèvements vendéens. Autant dire que la situaton est vraiment critique.

Les armées approchent, la rage des sections parisiennes les plus radicales réclame les têtes des traitres, et la Convention ne peut y interposer son influence. Le 31 mai et le 2 juin, les sans-culottes enhavissent cette assemblée à leur merci, et en éliminent les girondins (enfermés, ils seront pratiquement tous guillotinés à l'automne 93). Le pouvoir est désormais aux montagnards ; la ville de Condé tombe le 10 juillet ; Valenciennes le 28 ; Marat est assassiné ; Marseille est livrée aux anglais le 27 août ; Toulon est assiégée... Le 5 septembre 1793, la Convention met « la Terreur à l'ordre du jour », la Constitution de l'an II est suspendue jusqu'à la paix, c'est la dictature du salut public.

Mais comme si une puissance national d'un genre nouveau entraînait les armées de la République, la victoire est de retour dès l'automne. Carnot, élu en août au comité de Salut Public, prend en charge les affaires militaires : il se rend à l'armée du Nord pour prendre personellement les choses en main, remporte triomphalement la bataille de Wattignies (15 octobre) aux côtés du général Jourdan, et devient pour l'histoire « le Grand Carnot », « l'Organisateur de la victoire », même si l'ennemi n'est pas à terre.

Georges Moreau, Carnot à Wattignies, 1893


Kléber « pacifie » la Vendée à Cholet (17 octobre) et Savenay (23 décembre) ; un jeune Bonaparte chasse les anglais de Toulon (18 décembre) ; Hoche écrase successivement la coalition prusso-autrichienne à Kaiserslautern (30 novembre), Woerth-Froeschwiller (22 décembre) et Wissembourg (29 décembre), et reprend le contrôle de la place de Landau, au nord de l'Alsace. 

Alors que la terreur s'accentue, que les dantonistes puis les hébertistes sont tour à tour liquidés, la triomphale victoire décisive est enfin obtenue au Nord contre les autrichiens à Fleurus (26 juin 1794), grâce notamment à la première utilisation militaire des montgolfières. La conquête de la Belgique et de la Hollande est de nouveau possible, et les armées tricolores s'y engouffrent. En outre, à l'automne dans le Roussillon, 50.000 espagnols seront repoussés par 25.000 français commandés par Dugommier et Pérignon, à la bataille décisive de la Sierra Negra (20 novembre 1794), réglant la question espagnole.

Jean-Baptiste Mauzaisse, Bataille de Fleurus, 1837.
Une montgolfière se trouve à droite, au-dessus du drapeau.


d. — Les débats autour de l'application complète de la doctrine dès l'été 1794

Bref, la victoire est de retour. Robespierre et la terreur appartiennent maintenant au passé. « Le jour même où une révolution de palais avait chassé Robespierre du pouvoir, les troupes françaises étaient entrées à Liège et à Anvers[10]. » Les armées françaises se lancent à nouveau dans l'occupation du territoire délimité par les frontières naturelles. Cependant, il devient vite apparent que cette ambition radicale semble incompatible tant avec la paix durable en Europe qu'avec la sécurité de la France. 

Et c'est ainsi que revient de nouveau cette question centrale : comment organiser le territoire conquis sur le Rhin ? Quelle forme la nouvelle France aura-t-elle ? Si le fait de s'en tenir aux frontières naturelles satisferait le peuple français qui demande une paix avantageuse, une France trop étendue pourrait être une France plus affaiblie, plus difficile à administrer, à coordonner, à défendre, surtout au vu des moyens disponibles... Carnot, toujours au Comité de Salut Public, avait alors toutes les cartes en main. 

Louis-Léopold Boilly, Lazare Carnot, 1813

Pour Albert Sorel, « Carnot sut discerner alors les conséquences où ces vastes desseins entraînaient la France. Son opinion, en cette grande affaire de la paix à conclure et des limites à donner à la République, s'était modifiée [depuis février 93] par l'expérience qu'il avait faite des nécessités et des conditions de la guerre[11].» Carnot présenta ainsi le 16 juillet 1794 ses vues à la Convention.

À ce moment de l'histoire, la France dispose de deux options réalistes pour organiser la rive gauche du Rhin. La première option, maximaliste, est l'annexion complète de l'ensemble du territoire. Carnot la rejette : « Nous pourrions [...] planter l'arbre de la liberté sur les bords du Rhin et réunir à la France tout l'ancien territoire des Gaules ; mais quelque séduisant que soit ce système, on trouverait [...] que la France ne pourrait que s'affaiblir et se préparer à une guerre interminable par un agrandissement de cette nature[12]. » 

La seconde option, pragmatique, consiste à partager le territoire conquis entre une zone à annexer et une autre, plus éloignée géographiquement, qui deviendrait un Etat-tampon, une république rhénane ou, du moins, un protectorat. Carnot propose - et cet instant de l'histoire de France est assez méconnu - que la France étende son territoire jusqu'à la Meuse seulement. Richet explique que, dans cette éventualité, Carnot proposait de joindre également le Luxembourg à la France.

Ici, je vous propose, dans l'exclusivité la plus complète, deux cartes pour illustrer ce à quoi notre France aurait pu ressembler, si l'histoire s'était figée à ce moment précis.

Hypothèse : la France annexe seulement la rive gauche de la Meuse (et crée un Etat-tampon le long du Rhin)
 

Même hypothèse mais incluant le Luxembourg dans la France

Pour autant, si ces options « intermédiaires » ont été oubliées, c'est bien que c'est la première option, maximaliste, de l'annexion complète, qui a triomphé. Comment ce choix radical a-t-il pu s'imposer dans une France seule contre l'Europe coalisée ? Deux éléments de réponse sont ici à apporter.

Tout d'abord, et c'est ce que rapporte Richet, les thermidoriens ayant renversé Robespierre, ils ne voulaient pas laisser aux néo-montagnards le monopole du patriotisme guerrier, ce qui eût été dangereux pour eux. Ne désirant pas se rendre coupable d'un modérantisme suspect, ils ont donné tête la première dans l'engrenage annexionniste.

Ensuite, et surtout, la ferveur des éclatants succès militaires de l'automne 1794 a rapidement relégué les scrupules au second plan. En prenant Cologne le 6 octobre, Bonn le 8 et puis Coblence, les Français avaient repoussé dès la fin du mois les prussiens au-delà du Rhin. Mieux, « ce fut surtout la conquête de la Hollande par Pichegru qui fut spectaculaire [13]. » À la fin de décembre, les hollandais, lâchés sans surprise par les Anglais, évacuèrent également la nouvelle frontière naturelle. Carnot lui-même, grisé par le succès, écrit le 14 novembre 1794 qu'il regarde à présent comme territoire français « tout ce qui est en deçà du Rhin[14]. »

L'on s'apprête à conclure la paix. Le 8 janvier 1795, le ministre français Barthélémy (futur Directeur en l'an V) obtient un accord de principe de la part des prussiens : « Le Rhin sera la nouvelle limite de la France[15]. » Or, comme toujours chez les Français, c'est au moment où les choses paraissent aller d'elles-mêmes que la contestation gronde. Le 25 février, un article intéressant est publié dans la presse par les opposants à l'annexion : c'est un catalogue d'arguments, où les considérations militaires se mêlent à des questionnements culturels. « Le projet de prendre le Rhin pour frontière de la France éloigne la paix en même temps que nous nous éloignons de nos forteresses. Cette politique est absurde et dangereuse. Ce sont nos forteresses, qui font notre véritable frontière [...]. Le Rhin peut-il nous couvrir mieux que Lille, Maubeuge, Valenciennes, Thionville, Strasbourg et Landau ? [...] Notre réunion avec des hommes, qui diffèrent de nous par leur langage, par leurs passions et par leurs opinions, élevera dans la suite des temps un trône, dont le premier ambitieux s'emparera et qui se servira de la haine des enfants adoptés de la République pour détruire la République elle-même[16].»

Le 5 avril 1795, le traité de Bâle stipule que la Prusse abandonne à la France tous ses duchés de la rive gauche du Rhin. Pourtant, la France décide a fortiori d'inclure ces duchés avec les territories issus de la Belgique autrichienne. 

Ainsi, après un travail de départementalisation et de réorganisation administrative, neuf nouveaux départements sont créés en août, et ceux-ci intègrent juridiquement la France par voie d'annexion le 1er octobre 1795. La France n'a pas encore atteint le Rhin, même si elle contrôle de fait la région cisrhénane qui lui manque.




La France en 1795



3. — Un petit débat historiographique pour conclure

Entre la politique d'expansion territoriale du XVIIe siècle et la doctrine des frontières naturelles de 1793 : continuité ou rupture ? Un débat historiographique profond oppose depuis plus d'un siècle les historiens. 

Le camp de la continuité se place dans le sillage de l'historien Albert Sorel (1842-1906), qui publia l'Europe et la Révolution française dans les années 1890. Joseph Smets en est, qui estime qu'il « est difficile de croire [...] que la recherche des frontières naturelles n'ait pas été un mobile important de la politique française durant les deux, voire trois et quatre siècles précédents. Les paroles écrites, mais surtout les faits et gestes concrets prouvent le contraire [...], réalités grâce auxquelles des historiens français comme A. Sorel ou E. Lavisse par exemple, sans parler évidemment des historiens allemands [...], étaient persuadés de la continuité entre la politique monarchique et celle de la Révolution qui visaient, avec des arguments souvent différents, à protéger le royaume ou la République derrière des frontières naturelles [17]. »

Le camp de la Rupture compte, entre autres, Michelet, Braudel ou Frédéric Bluche, qui, a contrario, écrit dans sa biographie de Danton : « Certains historiens voient en Danton le continuateur de la politique de Louis XIV, celle des "frontières naturelles". C'est oublier que jamais les rois de France n'ont caressé de telles ambitions territoriales. L'idée des frontières naturelles est une idée nouvelle, très discutable, mais dont il ne faut pas refuser la partenité à Danton et aux révolutionnaires dont Danton, le 31 janvier 1793, était le porte-parole [18]. »

Laissons le mot de la fin à l'accommodant Denis Richet : « Ce qui est faux, c'est la filiation entre la politique conventionnelle et la politique de l'ancienne monarchie. Ce qui est vrai, c'est que la thèse des frontières naturelles existait, à l'état latent, dans les consciences[19]. »


Antoine-Jean Gros, La République française, vers 1794-95




[1]. FURET François, RICHET Denis, La Révolution française, Paris, Fayard, 1973, p. 149.

[2]. Ibid. p. 152.

[3]. GAINOT Bernard, « Des mots pour dire la guerre et le territoire », dans BIARD Michel, LEUWERS Hervé (dir.), Danton. Le Mythe et l'histoire, Paris, Armand Colin, 2016, pp. 85-98.

[4]. BLUCHE Frédéric, Danton, Paris, Librairie académique Perrin, 1984, pp. 272-273.

[5]. LIGNEREUX Aurélien, L'Empire de la paix : de la Révolution à Napoléon, Paris, Passés Composés, 2023, pp. 49-68.

[6]. Ibid.

[7]. SMETS Joseph, « Le Rhin, frontière naturelle de la France », dans Annales historiques de la Révolution française, n°314, 1998, p. 682.

[8]. Ibid

[9]. FURET, RICHET, op. cit., p. 225.

[10]. Ibid., p. 302.

[11]. SOREL Albert, L'Europe et la Révolution française. Quatrième partie, Les Limites naturelles, Paris, Plon, 1892, p. 88.

[12]. Rapport de Carnot à la Convention. Ibid. pp. 88-89. 

[13]. FURET, RICHET, op. cit., pp. 302-303.

[14]. SMETS, op. cit.

[15]. Ibid. p. 684.

[16]. Ibid. pp. 684-685.

[17]. Ibid. p. 683

[18]. BLUCHE, op. cit., p. 273.

[19]. RICHET Denis, « Frontières Naturelles », dans FURET, OUZOUF (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, 1988.


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