La fin justifie-t-elle les moyens ? Sans avoir la prétention de répondre à cette question, ces quelques lignes cherchent simplement à apporter une pierre méconnue à l'édifice.
Faut-il sacrifier l’intégrité de l'État pour tenter de faire survivre la démocratie ? La manipulation de l'opinion publique peut-elle parfois être justifiée ? L'épisode que nous allons relater ici fait directement écho aux écrits d'Edward Bernays, « Machiavel du XXe siècle » pour qui l'opinion devait être manipulée pour le bien du peuple, pour le bien de la démocratie. Le peuple sait-il ce qui est bon pour lui ?
Considérons ces élections russes de 1996 comme une parabole pour nous faire comprendre que derrière les discours, l'humanisme laisse place au pragmatisme et que les valeurs les plus nobles cachent souvent des luttes de pouvoir.
La décennie 1990 est incontournable pour comprendre l'imaginaire russe. Décennie de désillusions et d’humiliations, ces années sont vécues comme la défaite de la Guerre froide. La première puissance nucléaire du monde prend des airs de pays du tiers-monde. Se perdre dans les archives de l'internet russe des années 90 et 2000 pour se rendre compte que la Russie est bien plus un pays émergent suscitant la pitié qu'une superpuissance crainte et écoutée.
En 1991, Boris Eltsine apparaît comme le grand vainqueur démocrate. Il sort au la main des premières élections présidentielles russes. Leader de la lutte contre le communisme et tombeur de l'URSS, Boris Eltsine bénéficie alors d'une popularité bien trop importante et enthousiaste pour être réelle et durable. En 1990, tous les futurs sont possibles. Les réformes entamées par Gorbatchev n'ont été qu'une mise en bouche et l'avenir promet d'être celui d'une liberté prospère. Les années passant, l’enthousiasme retombe et la nostalgie, déjà très présente dès 1991 chez une partie des russes, commence à se répandre dangereusement.
Le premier mandat d'Eltsine se révèle désastreux. La libéralisation de la nouvelle Russie s'est faite à marche forcée, au détriment de la ruine grandissante du peuple russe. La fameuse « thérapie de choc » : il était impossible de libéraliser la Russie lentement et sans heurts. Seul un changement forcé pouvait éviter une guerre civile...
Boris Berezovski, l'âme de la Russie des années 1990 qui n'a pas aimée voir Vladimir Poutine se rebeller contre le pouvoir des olligarques et qui fut retrouvé mort en 2013. |
Le président perd peu à peu ses soutiens et sa popularité. Loin de redresser la barre après le naufrage de l'URSS, Eltsine n'a fait que déchirer encore davantage les derniers lambeaux de l'économie russe. Chômage et inflation atteignent des sommets. L'État n'est même plus capable d'assurer ses fonctions régaliennes, de payer ses retraités et ses fonctionnaires. En 1996, la Russie s’enfonce dans la crise : sixième année de récession, chute de l’espérance de vie, explosion de la criminalité. En parallèle, la guerre en Tchétchénie fait rage (six ans après le départ des troupes soviétiques d'Afghanistan pourtant), marquée par des massacres imputés à Eltsine. Le tableau est si noir pour l'ancien vainqueur du communisme qu'il hésite même à se présenter pour uns second mandat.
Toutefois, l'absence du président sortant serait une porte ouverte à l'accession au pouvoir du candidat communiste, Guennadi Ziouganov. En effet, les démons de la Russie, pas si lointains, l'ont rattrapé. C'est à dire si la situation sociale et économique laisse à désirer. Six mois avant les élections, les communistes constituent la première force politique et parlementaire de Russie. À leur tête, le très populaire Ziouganov. Alors qu'en 1993, les communistes n'étaient que la troisième force politique à la Douma, ils en sortent premier après les élections législatives de 1995. Lors de ces élections, les communistes ont recueilli plus de 20% des suffrages contre seulement 10 pour le parti d'Eltsine (Notre Maison Russie) qui arrive troisième.
Affiche de campagne de Ziouganov pour le Parti communiste de la Fédération de Russie. Un parti ayant apporté son entier soutien aux actions de Vladimir Poutine en Ukraine. |
Cela fait plusieurs mois qu'Eltsine souffre de problèmes cardiaques, en plus de ses troubles neurologiques et de son alcoolisme notoire. Pendant parfois plusieurs mois, il doit abandonner le pouvoir à sa vieille garde. Pour empêcher le retour des communistes, cette vieille garde est prête à tout. C'est donc fidèle à ce pragmatisme-idéaliste que l'État fait alliance avec les grands banquiers russes. Il faut aller chercher l'argent là où il se trouve, c'est-a-dire dans les poches des banques ayant fait fortune lors de la libéralisation de l'URSS. Le marché est simple : ces banquiers, appelons-les oligarques, financent l'État en échange de quoi le Kremlin leur offre des actions dans de nombreuses entreprises publiques. En d'autres termes, en échange de financements, l'État central se livre à une vague de privatisations massive. C'est ainsi qu'une dizaine d'individus s'emparent de la moitié des richesses du pays.
Mis au courant de cette stratégie, Ziouganov la pointe violemment du doigt. Mis au pied du mur, Eltsine se trouve contraint, pour calmer les esprits, de limoger Anatoli Tchoubaïs, considéré comme le principal instigateur de ce sulfureux stratagème.
Le 19 janvier, Boris Eltsine, en quête d’un bouc émissaire pour justifier la débâcle électorale de son parti, Notre Maison la Russie (NDR), désigne sans détour Anatoli Tchoubaïs comme responsable : « Si seulement 10 % des électeurs ont voté pour le NDR lors des législatives, c’est à cause de Tchoubaïs. Sans les erreurs qu’il a commises dans la mise en œuvre de sa politique économique, nous aurions recueilli au moins 20 % des voix ». L’aveu, aussi brutal qu’opportun, ne tarde pas à être tourné en dérision : dans l’émission satirique Puppets diffusée sur NTV, la sentence présidentielle est condensée en une formule cinglante : « Tout est la faute de Tchoubaïs », expression entrée dès lors dans la langue russe pour désigner la tendance à rejeter systématiquement la faute sur autrui : « Nous tombions dans l'abîme, quand nous nous sommes aperçus que Tchoubaïs en avait privatisé le fond. »
Toutefois, le renvoi ne remet rien en cause et le pillage des richesses publiques se poursuit. Toujours en quête de financements, Eltsine se tourne également vers le FMI avec qu'il y parvient à négocier un prêt de 10 milliards de dollars sur 3 ans. Il va également quémander plusieurs prêts et aides auprès de ses nouveaux alliés occidentaux : États-Unis, Allemagne, France et même l'Arabie Saoudite. L'argent afflue donc mais malgré cela, Ziouganov cavale loin devant dans les sondages.
À l’instar de la plupart des formations politiques russes de l’époque, le parti d’Eltsine aborde les joutes électorales avec l’enthousiasme candide de l’amateur. Devant la menace communiste, l'équipe d'Eltsine fait appel aux États-Unis pour « sauver » la démocratie russe : une phrase qui aurait sonné étrangement quelques années plus tôt. C'est ainsi qu'en mars 1996, une équipe de consultants américains arrivent à Moscou avec pour objectif de faire réélire Eltsine.
La tâche s’annonce herculéenne : tandis que Guennadi Ziouganov caracole au-dessus des 25 % d’intentions de vote, Boris Eltsine stagne péniblement à 5 %, relégué au rang de figurant, entre la cinquième et la sixième place. L’impopularité du président est telle que ses stratèges, en désespoir de cause, envisagent ni plus ni moins que de repousser l’élection de deux ans. Toutefois, les oligarques devant être payés à l'issue de ces élections, ces derniers refusent. Acculé, Eltsine va jusqu’à caresser l’idée d’interdire purement et simplement le Parti communiste, tentation autoritaire à peine voilée. Il y renonce finalement, non par conviction démocratique, mais par crainte d’achever de ruiner ce qui reste de sa légitimité.
Sous l’influence de sa fille Tatiana et en application des conseils bienveillants de Bill Clinton, Boris Eltsine (claquemuré dans un palais doré sourd et aveugle aux intérêts du petit peuple russe) amorce en 1996 un virage dans sa stratégie médiatique en entamant un rapprochement avec le « peuple », mimant la posture de proximité déjà adoptée par son rival Ziouganov. Copieur mais aussi attaquant, pour discréditer les communistes, Eltsine (davantage son entourage, plus apte et présent physiquement) orchestre une véritable offensive médiatique, multipliant les émissions consacrées aux heures les plus sombres du régime soviétique, goulag, purges, totalitarisme stalinien, afin de rappeler à chacun le prix d’un retour en arrière. Ziouganov, simple candidat de l'opposition, rassemblant derrière lui plusieurs forces politiques, se voit, sur tous les médias du pays, comparés aux pires dirigeants soviétiques.
Au mois d'avril 1996, Eltsine réalise une belle opération en parvenant à réunir à Moscou lors d'un pré-sommet les membres du G7 (États-Unis, Canada, Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie et Japon). Lors de ces réunions, si les déchets nucléaires font figure de question centrale, Eltsine est parvenue à redorer le blason de la Russie sur la scène internationale : une action précieuse en ces années de disette de puissance pour le peuple russe. Eltsine, et le Kremlin avec lui, profitent également de ces entrevues pour s'assurer du soutien politique (et financier) des « alliés » occidentaux.
Précisons ici, que si Eltsine est souvent le sujet de nos phrases, ce fut bien moins le cas dans le réalité où les oligarques, soucieux de maintenir au pouvoir un président faible et complaisant à leurs égards, tirèrent bien plus de ficelles que la marionnette rougeâtre et ridicule qui servait de façade à tous ces banquiers mafieux de l'ombre.
Parmi les instruments mobilisés dans la course à la réélection, le soutien de l’Église orthodoxe constitue un atout décisif qu’Eltsine parvient à sécuriser, consolidant ainsi sa position auprès d’un électorat conservateur et traditionnellement influencé par l’autorité religieuse (peu enclin au retour d'un communisme dangereusement athée). Dans le même temps, il annonce la paix en Tchétchénie, une initiative avant tout symbolique et destinée à rassurer une opinion publique profondément ébranlée par les violences du conflit.
La stratégie médiatique s’intensifie : le slogan « Vote ou perds » est massivement diffusé à travers tous les canaux de communication, instaurant une logique de vote défensif, sinon coercitif. La quasi-totalité des médias russes se rallie à Eltsine, relayant un discours à sens unique qui vante ses mérites et présente sa réélection comme la seule issue possible. Les autres candidats, quant à eux, sont marginalisés, le plus souvent évoqués seulement pour être copieusement dénigrés. L’espace public, saturé de propagande, se transforme en un monologue électoral au sein duquel la concurrence politique subsiste moins en tant que réalité démocratique qu’en tant que mise en scène maîtrisée.
Sur le modèle de la campagne présidentielle de Bill Clinton de 1992, Eltsine se met en scène lors de tournées musicales donnant naissance à des scènes surréalistes, virant parfois au grotesque.
Votre serviteur se perdant dans les méandres d'internet pour vous instruire, voici un résultat croustillant de l'une de ces errances : la bande-annonce de la version russe de Mr Bean-Président. On y voit le président russe descendre une pinte de bières en... 22 secondes. N'est pas président qui veut !
Revenons à des considérations plus sérieuses. Car si Eltsine fait, plus ou moins consciemment le clown, sa vieille garde conserve bel et bien une tête dangereusement pragmatique sur les épaules. Le Kremlin n'hésite ainsi pas une seconde à faire financer la campagne présidentielle d'Eltsine par les comptes de l'État. Le président sortant n'hésite d'ailleurs pas à faire des cadeaux à certaines villes qu'il croit être obligé de séduire pour obtenir leur vote. Certes, Eltsine a gagné des voix en montrant que l'État serait désormais capable de payer les retraites mais il a creusé un nouveau gouffre dans les finances de l'État en menant une campagne absurdement grandiloquente et ubuesque.
(Le savant regard des Guignols)
L’ultime meeting politique d'Eltsine est une apothéose. En plus d'un discours fort et fervent, feux d'artifices et concert s'invitent à ce qui devient une véritable fête.
Une semaine avant le premier tour, les instituts de sondage ne sont pas unanimes sur les résultats. Il semble toutefois que la télévision ait tranché pour eux en ne présentant que les chiffres les plus favorables à Eltsine. Parler d'élections truquées serait un euphémisme certain lais il traduit aussi la volonté de calquer au peuple russe nos schémas démocratiques traditionnels : une erreur dangereuse qui empêcherait de comprendre ce peuple qui n'a jamais connu un tel régime et qui en a déçu bon nombre.
Finalement, les résultats du premier tour tombent. Les russes tranchent entre deux mensonges.
Eltsine : 35% / Ziouganov : 32% / Participation : 70%
Toutefois, la situation se corse. Entre les deux tours, Eltsine fait un infarctus. Qu'importe : la vieille garde n'est plus à un obstacle près. Cet accident relève d'ailleurs davantage d'une précieuse opportunité pour les proches d'Eltsine, qui cherchent de plus en plus à gouverner sans lui. Le matraquage médiatique est encore renforcé pour finalement aboutir, le 3 juillet 1996, à la réélection de Boris Eltsine avec 54% des voix contre 40 pour Ziouganov. Néanmoins, cette deuxième victoire n'a pas le même goût que la précédente. L'Homme qui a amené la démocratie en 1991 a profondément corrompu le pouvoir russe (bien qu'il soit loin seul responsable de cette situation).
Il convient néanmoins de rappeler que la réélection de Boris Eltsine ne s’est pas opérée ex nihilo. Parmi l’ensemble des candidats en lice, il demeurait, aux yeux de l’opinion publique, le plus « présidentiable », c’est-à-dire le plus apte à exercer le pouvoir, au-delà même des préférences partisanes. Une perception qui s’étendait jusque chez ses opposants : nombre d’électeurs qui ne lui étaient pas favorables reconnaissaient néanmoins qu’il était celui qui avait le plus de chances de l’emporter. À titre d’exemple, seuls 42 % des partisans de Ziouganov croyaient véritablement en la possibilité de sa victoire. En termes russes, comme l'écrit Emmanuel Carrère, en Russie, on vote pour le président, même si on ne l'aime pas. Un schéma difficile à concevoir pour nous autres français.
En ce sens, la puissante machine politique et médiatique mobilisée en faveur d’Eltsine ne s’appuyait pas sur le vide : elle a su exploiter un sentiment largement partagé pour promouvoir un vote stratégique, dit « utile », reléguant au second plan le vote d’adhésion ou de conviction, qui animait pourtant une partie non négligeable de l’électorat russe au sortir de l’ère soviétique.
Finalement, Eltsine démissionne le 31 décembre 1999 pour laisser la place à Vladimir Poutine, qui n'a pas besoin d'affronter les urnes pour ce premier mandat. Poutine aurait-il pu arriver directement après la chute de l'URSS ? Les années Eltsine n'ont-elles pas permis au millésime-Poutine d'attendre son heure pour qu'il sorte avec plus de force le moment venu ?
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