Dans le domaine de l'architecture militaire, Vauban est à la tête d'un monopole, ne souffrant aucune concurrence dans l'imaginaire collectif français. Pourtant, il faut rendre aux différents Césars de la fortification ce qui leur est dû.
En chef de file des Césars oubliés de la fortification trône humblement Raymond Adolphe Séré de Rivières, plus connu sous son simple nom de famille. Ce patronyme bien complexe est sans doute l'une des causes de son oubli par l'Histoire qui aime les noms simples et claquants : Vauban, Duguesclin, Foch, Patton...
La Saint Raymond est fêtée le 4 avril (coïncidence incroyable, il s'agit du premier jour de rédaction de cet article, un signe). La Saint Adolphe est fêtée le 30 juin, bien que la popularité de ce prénom ait connu certains bas après 1945. La Saint Séré de Rivières n'existe pas. Ce qui est fort dommage mais cet article vise bien, en chantant les louanges de cet albigeois fortificateur, à corriger ce manquement.
Accordons également une mention honorable à l'ingénieur militaire François Nicolas Benoît Haxo (comme quoi, le nom à rallonges semble être une nécessité pour bien fortifier), qui fortifia la France au début du XVIIIe siècle, dans une moindre mesure toutefois que notre Raymond Adolphe. En outre, il ne saurait être question ici d'André Maginot (un patronyme bien banal), père de la célèbre ligne éponyme, qui ne commence à fortifier la France qu'en 1928, soit plus de trois décennies après la mort de Séré de Rivières.
Ainsi donc, c'est en mai 1815, en pleine période des Cent-Jours, que Raymond Adolphe voit le jour à Albi. Juriste puis polytechnicien, Raymond Adolphe rejoint l'École d'application de l'artillerie et du génie où il apprend les arcanes de la fortification. Il monte ensuite les échelons de la hiérarchie militaire et traverse toute la France où il se plonge tout entier dans l'art de la fortification militaire et développe sa propre théorie en la matière.
Le 4 septembre 1870, Lyon apprend la chute de l'Empire, plongeant la ville dans une ambiance d'incertitude et de tensions. Raymonde Adolphe, alors colonel en charge de la défense de la place, réussit à maintenir l'ordre malgré l'atmosphère semi-insurrectionnelle, tout en lançant les travaux de fortifications nécessaires à la sécurisation de la ville. Quelques semaines plus tard, à la tête du génie du 2e corps de l'armée de Versailles, il prend en main les sièges des forts d'Issy, de Vanves et de Montrouge, et parvient, en mai 1871, à les conquérir aux mains des Fédérés. Les preuves ont été faites. Désormais, notre Raymond-Adolphe devient le général Séré de Rivières.
Le système Séré de Rivières
C'est en 1874, quatre ans après la terrible défaite de Sedan, que Séré de Rivières devient directeur du service du Génie où il est chargé de créer une ligne de défense allant de Dunkerque à Nice. À ce titre, il se voit confier la responsabilité de la mise en place urgente d'un nouveau système de fortifications. Il entreprend ainsi l'extension de ces ouvrages de défense, s'étendant de Lille à Toulon, en passant par Verdun, la nouvelle frontière de Lorraine, le Jura et les Alpes, tout en incluant les villes stratégiques de Paris et Lyon.
La petite rue Séré de Rivières dans le XIVe arrondissement de Paris, vers la Porte Didot. |
Il faut se protéger des allemands mais aussi des italiens, dont la volatilité diplomatique - malgré l'amitié héritée de Napoléon III – est de plus en plus préoccupante.
Le système Séré de Rivières change de mentalité : il ne cherche plus à assurer une frontière linéaire et contigu mais plutôt à défendre une place grâce à un système de forts détachés, obligeant l'ennemi à emprunter un chemin prédéfini pour mieux le pilonner.
Les fortifications Haxo et, a fortiori Vauban, doivent être mises à jour ou remplacées. L'artillerie a fait des progrès considérables rendant complètement obsolètes les citadelles du XVIIIe siècle. Dans les années 1880, un nouvel obus fait son apparition sur le juteux marché des armements : l'obus-torpille. Ce projectile possède la (formidable?) capacité d'exploser en-dessous de l’objectif. En d'autres termes, il est capable de percer une couche de terre de plusieurs mètres avant d'éclater. Une innovation dramatique pour les fragiles poudrières et abris du début du siècle, recouverts d'une simple couche de terre. Ainsi, toutes les fortifications Séré de Rivières antérieures à 1884 deviennent obsolètes. À partir de 1885, les forts présentent des dimensions nettement réduites par rapport à leurs prédécesseurs, adoptant des formes plus géométriques, souvent rectangulaires. Le béton et l'acier y sont progressivement introduits, faisant l'objet d'expérimentations en tant que nouveaux matériaux de construction adaptés aux exigences de la guerre moderne. En effet, les ingénieurs vont user d'un nouveau type de béton plus résistant (béton spécial, un nom original) avant de voir l'arrivée du béton armée en 1885.
Ainsi se trouve, une fois de plus, illustrée la sempiternelle course entre l'épée et le bouclier que jules Verne résuma au début de De la Terre à la Lune, en parlant des spécialités du président Barbicane et du capitaine Nicole :
« Tandis que l’un s’évertuait à percer les cuirasses, l’autre faisait tous ses efforts pour ne pas se laisser percer. »
Une cloche escamotable du fort de Froideterre (Verdun, 55) bien décidée à ne pas se laisser percer. |
Bien que l'obus-torpilles demande un renouvellement des matériaux, il ne remet pas en cause l'organisation générale. En 1899, une commission spéciale est chargée de réviser le programme initial. La modernisation des fortifications s’avérant coûteuse, elle ne concerne qu’environ un tiers des forts, principalement ceux situés dans des positions stratégiques, comme à Verdun, Toul et Belfort. Un classement des places fortes est alors établi en trois catégories :
Catégorie 1 : les places jugées prioritaires, notamment dans le Nord-Est, sont modernisées. Certaines reçoivent même de nouveaux forts construits selon les normes les plus récentes.
Catégorie 2 : les places sont simplement entretenues. Dans ces zones, seuls les forts déjà en chantier sont achevés, souvent sous une forme simplifiée appelée "fort d’arrêt".
Catégorie 3 : ces places ne sont plus entretenues, car elles sont jugées secondaires. Il s’agit principalement des fortifications situées sur des lignes de soutien.
Parallèlement, l’organisation des camps retranchés évolue elle aussi. Trois transformations majeures sont mises en œuvre :
L’ensemble du dispositif est repensé pour pouvoir résister en profondeur, et non plus uniquement sur une ligne de front.
L’artillerie à longue portée est retirée des forts eux-mêmes, pour être redéployée dans des positions intermédiaires entre les forts, dans l’attente de solutions techniques mieux adaptées.
Enfin, les forts sont intégrés à des systèmes de défense plus larges, appelés « centres de résistance », inspirés du modèle allemand des « festen » (ensembles fortifiés interconnectés).
En 1900, les cuirassements sont généralisés aux forts. Il s'agit majoritairement de « cloches » de guet ou de tir, implantées sur les parties supérieures du fort.
La Cloche Pamart du blockhaus du Bois des sergents (Longuyon, 54). |
La construction de la « barrière de fer » Séré de Rivières (comme l'appelait les allemands), continuera bien après la mort de notre Raymond Adolphe en 1895, jusqu'à l'éclatement de la Première Guerre mondiale. La violence de la Grande Guerre obligera les soldats (ingénieurs, ouvriers et architectes étant tous désormais vêtus du Bleu horizon) à apporter des modernisations en urgence, notamment par l'installation des fameuses cloches Pamart.
La casemate Pamart du fort de Souville (Verdun, 55) |
En plus de la frontière avec l’Allemagne et l'Italie, les villes de Lyon et de Paris voient leur système de défense modernisé. Les côtes de la métropole et même les colonies bénéficient du programme Séré de Rivières. Au total, ce sont plus de 400 forts « Séré de Rivières » qui sont construits en France de 1874 à 1885, à des endroits stratégiques contrôlant des axes de transports et de communication.
Le fort Séré de Rivières
Sans rentrer dans des détails qui pousseraient notre lectorat à fuir cet article comme le gouvernement français Paris en 1940, armons de scalpels d'amateurs et disséquons un fort Séré de Rivières type. Pour commencer, les forts Séré de Rivières suivent la tendance à l'enfouissement. De moins en moins de parties vitales du fort sont à l'air libre (Maginot clora cette problématique en instaurant une confusion peu subtile entre l’architecture défensive et une esthétique souterraine proche de l’art catacombal).
Les ruines de l'ouvrage de Froideterre ayant subi de plein fouet les combats de Verdun. |
Les forts Séré de Rivières types suivent un tracé pentagonal. Le sommet de pentagone fait face à l'ennemi et l'accès principale se fait par le côté opposé. Le fort est entouré de fossés secs (les fossés remplis d’eau tiennent plus de l'imagerie populaire que de la réalité historique). À chaque sommet du pentagone, le fossé est protégé (battu en langage militaire) par des casemates ou caponnières. Le casernement se fait dans le cœur du fort. Souvent, on trouve un casernement de paix, plus spacieux, plus aéré mais plus fragile, et un casernement de guerre, plus enterré, plus sombre mais plus résistant.
Les casernements de paix (à droite) et de guerre (à gauche) du fort de l'Olive (Briançon, 05) |
Sur les parties supérieures du fort, des cloches afin d'assurer une protection visuelle des alentours. Précisions que les forêts qui entourent aujourd'hui les forts Séré de Rivières avaient été poliment remerciées à l'époque permettant au regard de porter à plusieurs dizaines de kilomètres. Le temps des mottes castrales n'est pas si loin. Tous les forts n'ayant pas les mêmes fonctions (barrage, casernement), certains organes sont plus ou moins développés. Ainsi, certains forts sont équipés de plateformes d'artillerie, à l'air libre ou enterrées selon la date de construction.
Tous les organes du fort sont reliés par un réseau souterrain créant parfois, comme à Douaumont, des routes pavées souterraines. Les environs du fort peuvent être protégés par un petit ouvrage avancé, une redoute.
Les casernements du fort de Tavannes, autour de Verdun. |
Briançon : Séré de Rivières dans les Alpes
À la frontière italienne, l'élaboration de la barrière défensive se fait par une modernisation des places (Albertville, Briançon, Tournoux) et l'implantation de forteresses d’altitude. L'artillerie pouvant tirer plus loin et les techniques de construction ayant évolué, il est désormais possible de construire toujours plus loin, toujours plus haut.
Dans les Alpes, Séré de Rivières adapte son schéma défensif au relief (conférant ainsi aux forts alpins un équilibre savamment orchestré entre l’intelligence du site naturel et l’application rigoureuse de modèles stratégiques) et en tire avantage. Les forts sont répartis en 3 catégories, dans la pente :
Les forts d’interdiction, positionnés en bas, au niveau des routes et voies ferrées
Les forts de protection situés au-dessus et chargés de protéger les premiers
Les petits forts d’observation chargés de surveiller d’éventuels contournements des forces ennemis par les sommets.
Située à l’extrémité sud-est du territoire national, à proximité immédiate de la frontière italienne, Briançon, trônant du haut de ses 1326 m d'altitude, se distingue comme étant la commune la plus élevée de France et de l'Union européenne. Anecdote : le plus haut village d'Europe se situe à quelques dizaines de kilomètres de Briançon, dans le Queyras : Saint-Véran (2042 m). Les couleurs françaises sont portées haut !
La position stratégique de Briançon, au cœur de la vallée de la Durance — axe de circulation majeur menant vers Turin — en fait dès la fin du XVIIe siècle un point névralgique de la défense du royaume. C’est dans ce contexte que, dès 1689, des travaux de fortification sont entrepris sur ordre de Sébastien Le Prestre de Vauban (comme quoi, lui non plus n'avait pas le plus accrocheur des patronymes), ingénieur militaire de renom, afin de sécuriser l’accès à cette voie alpine.
À partir de 1870, le dispositif défensif de Briançon connaît une extension considérable. Trois forts, quatre ouvrages fortifiés, environ quarante batteries d’artillerie, cinq blockhaus, de nombreux casernements en altitude ainsi que plusieurs magasins creusés dans le roc (nom savant pour parler de poudrières enterrées) viennent renforcer la place.
En août 1914, avant que la poudrière européenne n'explose, la place forte de Briançon abrite une garnison de guerre composée de 647 officiers, 28389 soldats, 1 949 chevaux, 69 véhicules et dispose d’un armement totalisant 269 pièces d’artillerie. À titre de comparaison, aujourd'hui, la ville de Briançon compte 18 000 habitants...
Le blockhaus de la Grande mare, perchée à 2400 m d'altitude et construit entre 1886 et 1888 et jouant le rôle d'observatoire pour les positions d'artillerie en contrebas. |
Les casernements du fort de la Croix-de-Bretagne (2016 m). on retrouve le schéma type de Séré de Rivières : une porte encadrée par deux fenêtres. |
En guise d'exemple, ou bien d'idées de randonnées, voici les modernisations que Séré de Rivières apporta à la place de Briançon :
La position du Gondran A, B, C et D (Maginot viendra y greffer un ouvrage qui, bien que dans un style différent et décentré des autres, prendra le nom de Gondran E, efficacité plutôt que poésie) ;
le fort de la Croix de Bretagne ;
le fort de l'Infernet et les positions adjacentes (villages militaires de la Cochette, de la Seyte, du Clôt de l'Infernet, magasin sous roc, positions d'artilleries) ;
le blockhaus de Lenlon et les positions adjacentes ;
le blockhaus de la Malefosse et les positions d'artillerie de la Croix de Toulouse ;
le blockhaus de la Grande-Maye ;
le blockhaus de la Lauzette (d'un aspect très semblable au précédent) ;
Le fort de l'Olive, détaché de la place principal et couvrant les approches du blockhaus de Lenlon ;
- l'ajout de multiples magasins à poudre sous roc dans les forts plus anciens ou dispersés dans les montagnes.
Briançon illustre joliment, cadre montagnard et ensoleillement obligent, la complexité et la diversité des modernisations apportées par Séré de Rivières à l'ensemble du système défensif français.
Pendant des siècles, les fortifications étaient la marque d'une puissance et d'une richesse certaine. Elles jouaient également le rôle d’armes de dissuasion. E disait-on pas : « une ville assiégée par Vauban est une ville prise, une ville fortifiée par Vauban est une ville sûre. » Aujourd'hui, la dissuasion a changé de terrain. Pierres d'angles et contrescarpes se sont enfouies 20 000 lieues sous les mers pour se muter en ogives invisibles, silencieuses et ravageuses.
Béton armée, accés principale et blockhaus de la Grande Mare.
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