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Arctique : retour au centre

Le dérèglement climatique semble être, pour une majorité, une menace. Toutefois, l'augmentation des températures apparaît, pour une minorité certes, comme une opportunité. L'Arctique illustre bien cette idée. Néanmoins, bien que la banquise arctique fonde à grande vitesse, rebattant les cartes des routes maritimes mondiales, il faut bien démêler ici les discours officiels des réelles intentions.

Il est incontestable que la banquise estivale est en déclin. Les projections climatiques les plus récentes estiment que le premier mois de septembre sans aucune couverture de glace de mer en Arctique pourrait survenir dès 2035, soit avec une avance d’environ quinze ans par rapport aux prévisions établies par les études antérieures. Ce phénomène s’inscrit dans une dynamique régionale où le réchauffement climatique est sensiblement plus rapide que la moyenne planétaire. L’observation des tendances estivales confirme par ailleurs une augmentation progressive et constante des températures d’une année sur l’autre [1]. Le 22 février 2024, la banquise arctique a atteint son étendue maximale annuelle, enregistrant une superficie inférieure de 4 % à la moyenne observée durant la période 1993-2010. Ce recul n’épargne pas non plus la glace hivernale : plus de 45 % de son volume a été perdu par rapport aux niveaux de référence de la même période. À ce stade, l’hiver 2024 s’inscrit parmi les épisodes les plus critiques jamais enregistrés pour la banquise arctique.

Toutefois, cette fonte progressive n’implique pas nécessairement une ouverture des détroits arctiques à la navigation. Avant de se dissoudre complètement dans l’eau de mer, un processus pouvant s’étendre sur plusieurs mois, la banquise se fragmente d’abord en amas dérivants, formant des « packs » de glace dont une trop importante concentration peut représenter un obstacle infranchissable pour la navigation. Si le recul de la banquise estivale, voué selon les prévisions à disparaître d’ici 2035, semble inexorable, il n’en demeure pas moins que la banquise hivernale est bien réelle. Ainsi, quand bien même les détroits arctiques seraient ouverts au commerce international, cette accessibilité ne concernerait que les mois d'été, et ce, au prix d'un risque élevé lié à la présence persistante de glaces en dérive. Cette glace dangereuse nécessite des infrastructures particulières : navires à coques renforcées, brise-glaces, etc. « Ainsi, dans le cas du canal de Panama comme dans le cas des passages Arctiques, la question environnementale s'impose comme une difficulté centrale pour la viabilité de ces routes, avec laquelle il est aussi nécessaire de composer. » [2]

Le passage du Nord-Ouest, route maritime passant par le nord du Canada illustre bien cette idée. Depuis la première traversée du Passage du Nord-Ouest en 1906, moins de 400 transits ont été enregistrés, en raison de la difficulté inhérente à la navigation dans cet enchevêtrement d'îles. [3] Bien que le réchauffement climatique, en réduisant l'étendue et l'épaisseur de la banquise, soit généralement considéré comme un facteur d'ouverture prolongée de cette voie maritime durant l'été, une étude récente publiée dans Communications Earth & Environment montre que, paradoxalement, la dérive sud des glaces pluriannuelles – glaces âgée de plusieurs années et donc plus compacte – observée entre 2007 et 2021, a conduit à un rétrécissement significatif de la fenêtre de navigation. Une image capturée en juillet 2024 par le satellite PACE révèle que, malgré une banquise arctique proche de ses niveaux saisonniers les plus bas, les chenaux du Passage du Nord-Ouest restent obstrués par des amas de glace, en particulier aux points de resserrement. Cette obstruction persistante s’explique par la dérive de glaces pluriannuelles, dont l’épaisseur et la résistance aux variations climatiques les rendent difficiles à se dissoudre, bien que leur superficie ait fortement décliné depuis 1985. Dès lors, la fonte des canaux, en facilitant l'infiltration de ces glaces épaisses dans l'archipel canadien, compromet durablement l'ouverture commerciale de cette voie maritime stratégique. [4]

L’Arctique connaît un réchauffement accéléré, estimé à un rythme environ quatre fois supérieur à celui observé à l’échelle planétaire. La banquise arctique est la première victime de cette catastrophe environnementale. Néanmoins, de nombreux acteurs, loin de considérer cette fonte comme un gigantesque signal d'alarme, y voient une opportunité. En effet, la disparition annoncée de la banquise estivale d’ici 2035, plus tôt que les estimations du GIEC, ouvrirait de nouvelles voies maritimes commerciales navigables. Vertu de prudence ou cynisme opportuniste, au lecteur de trancher. Parmi les nouvelles routes maritimes émergentes, deux se distinguent particulièrement : le passage du Nord-Est, longeant les côtes russes, et le passage du Nord-Ouest, qui traverse l'archipel canadien. Ces axes, bien que saisonniers et encore risqués, représentent des alternatives prometteuses à la route traditionnelle de Suez. Le passage du Nord-Est (PNE), notamment, permet de relier l’Europe à l’Asie avec un gain de distance allant jusqu’à 40 % par rapport à la route via le canal de Suez, soit une réduction de près de 6 000 kilomètres. Toutefois, il convient de nuancer certains points : le PNE n’est intéressant que pour des liaisons entre Shanghaï et l’Europe du Nord. Suez et Malacca restent plus avantageux sur le plan kilométrique pour les ports méditerranéens.[5]

Un regain d'intérêt

Ainsi, délaissé après la fin de la Guerre froide, l’Arctique revient au centre des discussions internationales. Depuis le début des années 2010, l’engouement pour les régions arctiques a été largement amplifié par des instituts de recherche qui ont largement exagéré et relayé la présence de ressources ainsi que leur accessibilité, donnant à l’Arctique une image de nouvelle Eldorado blanc. Les projets d'extraction de ressources fossiles se sont largement développés, notamment dans la péninsule russe de Yamal et de Gydan (à partir de 2023). Toutefois, en ce qui concerne les gisements géants de la mer de Barents, l'exploitation est gelée en raison du climat et des grandes profondeurs. Ainsi, les ressources de l'Arctique sont considérables mais très coûteuses et difficiles à atteindre et à extraire. La question des routes maritimes porte elle aussi à débat. Si la Chine rêve d'une déclinaison polaire des routes de la soie, c'est pour son approvisionnement énergétique et surtout son influence dans la zone. La Chine se définit comme un État proche-Arctique et place ses pions partout. Déjà alliés dans les méga-projets gaziers, Chine et Russie se sont associés sur de nombreuses autres questions (routes maritimes, technologies navales).

L'un des huit brise-glaces nucléaires que possède la Russie. Moscou est la seule à posséder de tels bâtiments. 

Contrairement à l’Antarctique, régi par un régime juridique international strict du fait de son statut de continent dépourvu de souveraineté nationale et ceinturé par les océans, l’Arctique se distingue par une nature inverse : il s’agit d’un océan, le plus petit de la planète, bordé par les territoires souverains de plusieurs États. Dès lors, il ne peut faire l’objet d’une gouvernance juridique unifiée comparable à celle du pôle Sud. Si l’espace arctique suscite bel et bien des revendications territoriales, il n’existe cependant pas, à ce jour, de contentieux graves entre les États riverains. Par ailleurs, les ressources en hydrocarbures identifiées, suscitant tant de convoitises, se trouvent en grande partie à l’intérieur des zones économiques exclusives (ZEE), lesquelles ne font l’objet d’aucune contestation significative en termes de souveraineté. En revanche, les tensions émergent principalement autour de la délimitation des plateaux continentaux, qui permettent une extension des droits des États sur les ressources des fonds marins, à l’exclusion toutefois de la colonne d’eau sus-jacente, enjeu particulièrement sensible pour la Russie qui multiplie les démarches en ce sens.

La Russie entreprend un vaste effort de réarmement dans le Grand Nord, marqué par la réactivation d’anciennes bases soviétiques et l’émergence de nouvelles infrastructures militaires, dont le nombre a doublé en l’espace de quelques années. Cette dynamique traduit une volonté manifeste de Moscou de rétablir une présence stratégique durable en Arctique. Le Kremlin communique largement sur ces installations, présentées officiellement comme des instruments de surveillance et de contrôle des voies maritimes septentrionales, rendues plus accessibles par le recul de la banquise. À travers cette réaffirmation de sa souveraineté sur la région, le président Vladimir Poutine redonne à l’Arctique une place centrale dans la géostratégie russe, après plusieurs décennies de relatif désintérêt consécutives à la fin de la guerre froide. Toutefois, au-delà de leur fonction opérationnelle, ces bases jouent également un rôle symbolique majeur, véhiculant une image de puissance que la Russie entend projeter sur la scène internationale. La Russie s’affirme comme la principale puissance arctique, en grande partie en raison de l’étendue exceptionnelle de son littoral nord, qui couvre à lui seul près de la moitié du cercle polaire, soit une superficie environ deux fois supérieure à celle du Canada. Pour Vladimir Poutine, cette région revêt une importance stratégique majeure, tant sur le plan économique que symbolique. L’Arctique incarne, aux yeux du pouvoir russe, un vecteur de prestige national, mais aussi un terrain de démonstration des savoir-faire techniques et scientifiques du pays. Le président russe ne cesse d’orchestrer sa propre mise en scène dans cet espace, que ce soit à bord de brise-glaces, sur les glaces dérivantes ou au sein de bases militaires, afin de souligner que cette région, longtemps marginalisée après la guerre froide, est désormais réintégrée au cœur des priorités de l’État russe. Cette stratégie d’occupation, de présence, répond à une logique explicite : occuper le terrain, dans un contexte où l’Arctique recèle d’immenses ressources. Depuis plus de cinq siècles, la Russie y mène des activités d’exploitation, qu’il s’agisse de la pêche, du bois, des minerais ou des hydrocarbures. Aujourd’hui, les installations gazières de la péninsule de Yamal, contrôlées par le géant Gazprom et détenues à 20% par Total, illustrent l’importance stratégique de cette région : elles assurent à elles seules près de 40 % des approvisionnements en gaz de l’Union européenne.

Une compétition bien encadrée

À ce jour, ni l’océan Arctique ni le pôle Nord ne relèvent de la souveraineté d’un État particulier. Seuls huit pays peuvent légitimement prétendre à des droits sur cette région, mais seulement six d’entre eux disposent d’un accès direct à l’Arctique via des zones économiques exclusives (ZEE) reconnues. Le droit international, et en particulier la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), constitue le cadre juridique de référence autour duquel s’articulent les rivalités. Si certaines portions des eaux arctiques sont assimilées à des détroits internationaux, d'autres, comme le passage du Nord-Ouest, sont revendiquées par des États riverains – tel le Canada – comme relevant de leurs eaux intérieures, ce qui leur conférerait un contrôle exclusif sur la navigation.[6]

C’est dans ce contexte de compétition symbolique et juridique que la Russie frappe un grand coup médiatique en 2007. Lors d’une expédition spectaculaire, un submersible russe parvient à atteindre le fond marin du pôle Nord, à 4 200 mètres de profondeur, où un drapeau national en titane est planté. Si cette mission est officiellement présentée comme à visée scientifique, avec des objectifs tels que le prélèvement d’échantillons d’eau et de sédiments, le geste hautement symbolique de l’implantation du drapeau lui confère une portée résolument politique. Cet épisode spectaculaire, abondamment relayé par les médias internationaux, demeure sans conteste l’un des événements les plus marquants de la politique arctique contemporaine, révélateur des ambitions géostratégiques de Moscou dans cette région convoitée. 

Le planté de drapeau russe de 2007. Symbole et message...

Face à l’initiative spectaculaire de la Russie en 2007, la réaction ne tarde pas à venir de l’autre rive de l’océan Arctique. Le Canada, dont près de 40 % du territoire se situe dans la zone arctique, est le premier à exprimer son opposition à ce qu’il perçoit comme une tentative d’appropriation unilatérale. Les États-Unis, quant à eux, désapprouvent également cette démarche, qu’ils jugent contraire aux principes du droit international. S’appuyant sur l’argument géologique selon lequel la dorsale de Lomonossov constituerait un prolongement naturel du plateau continental russe jusqu’au pôle Nord, le Kremlin avance des revendications délibérément audacieuses, dans l’intention manifeste de provoquer un sursaut diplomatique de la part des puissances occidentales.

À travers cette stratégie, la Russie semble chercher à imposer progressivement une nouvelle norme dans la gestion des espaces arctiques, une forme de « nouveau normal » dans laquelle sa présence et ses prétentions seraient perçues comme légitimes et installées de fait. Si ses revendications venaient à être reconnues, Moscou pourrait ainsi annexer de jure plus d’un million de kilomètres carrés supplémentaires de fonds marins, consolidant encore davantage sa position dominante dans une région stratégique aux ressources considérables.

Selon une estimation publiée en 2008 par l’Institut géologique des États-Unis (USGS), la région arctique recèlerait quelque 90 milliards de barils de pétrole « encore non découverts mais techniquement exploitables ». Cette révélation spectaculaire a immédiatement déclenché un écho médiatique mondial, propulsant l’Arctique au rang de nouvel Eldorado énergétique, promis à une ruée vers l’or noir. D’après la même étude, environ 30 % des réserves mondiales de gaz naturel et 13 % de celles de pétrole se trouveraient enfouies dans les sous-sols de l’Arctique, attisant les convoitises non seulement des États riverains, mais également des grands acteurs de l’industrie pétrolière et gazière. Parmi eux, le groupe français Total s’est associé à la Russie pour développer un projet d’envergure en Sibérie : l’immense complexe gazier de Yamal, situé à quelque 600 kilomètres au nord du cercle polaire. Il s’agit du premier projet de gaz naturel liquéfié (GNL) implanté dans l’Arctique, symbole des ambitions russes dans la région. Moscou entend en effet transformer Yamal en un nouveau Qatar du Nord, en capitalisant sur ses vastes ressources et ses capacités d’exportation. À l’horizon 2030, les projections montrent que si l’entreprise russe Novatek – partenaire stratégique du projet – était un État, elle se classerait parmi les cinq premières puissances gazières mondiales, preuve éclatante du potentiel énergétique colossal de l’Arctique.

Le complexe industriel de Yamal.

Des routes chimériques

Jamais la banquise n'a été aussi réduite. En 40 ans, la banquise estivale arctique a fondu de près de 40% et a libéré respectivement les passages du Nord-Ouest et du Nord-Est. Si la théorie propose l’ouverture de raccourcis, la réalité est toute autre. En 2019, on dénombrait seulement 27 transits sur la Route maritime du nord. Dans le même temps, le canal de Suez voyait défiler plus de 50 000 navires.[7] Fonte de la banquise ne rime pas avec libération de l’océan Arctique et les obstacles à une bonne navigation restent nombreux : normes environnementales strictes (code polaire), présence de glaces dérivantes et de packs de glaces compacts et un manque d’infrastructures adéquates et utilisables de la part de la Russie. Ainsi, très peu de navires traversent l’Arctique de part en part en effectuant un trafic de transit. Le trafic observé sur la Route maritime du Nord (RMN) a d’abord connu une croissance soutenue, culminant en 2013 avec un record de 71 navires. Cette dynamique a toutefois été brutalement interrompue, le nombre de traversées chutant à seulement 18 en 2015. À partir de cette date, une phase de stabilisation s’est amorcée, avec une moyenne de 27 navires enregistrée en 2017 et 2018, avant de connaître une légère remontée, atteignant 31 unités à la mi-octobre 2019.[8] Dans le secteur du transport conteneurisé, la principale réticence à emprunter la Route maritime du Nord réside dans l’incertitude liée à la fiabilité des délais de transit. Les compagnies, fonctionnant selon une logique de flux tendus, ne se contentent pas d’acheminer des marchandises : elles s’engagent également sur leur livraison à date fixe, selon des horaires publiés avec plusieurs mois d’anticipation. Or, tout retard entraîne des pénalités financières et altère la crédibilité du transporteur. Dans ce contexte, l’imprévisibilité des conditions de navigation, notamment l’incertitude persistante quant à la fonte estivale permettant l’ouverture des détroits arctiques, constitue un obstacle majeur à la planification fiable de telles routes.[9]

Bien que souvent perçu comme une future route de transit majeure, l’Arctique reste avant tout un espace de navigation régionale, dont le trafic maritime, en nette augmentation, est dominé par la pêche et le transport de marchandises. Ainsi, pour comprendre le relatif essor des routes maritimes polaires, il vaut mieux se pencher sur le commerce de destination. En 2014, environ 2 300 navires y ont été recensés, principalement actifs en mer de Norvège et en mer de Barents. Le commerce de transit y demeure marginal, freiné par des contraintes structurelles du secteur maritime. À l’inverse, le trafic de destination connaît une expansion notable, notamment en Sibérie, portée par l’exploitation des ressources naturelles, mais reste soumis au strict encadrement de la législation russe.

Un océan sino-russe ?

Avec la plus grande flotte de brise-glaces au monde, la Russie cherche à monétiser la Route maritime du Nord en escortant non seulement ses propres navires, mais aussi ceux de pays tiers, instaurant ainsi un péage implicite. Bien que la liberté de navigation soit garantie par le droit international, Moscou renforce son emprise sur ses eaux littorales, sous prétexte des difficultés de navigation, accompagnant cette stratégie d’une militarisation accrue de la région. 

Un convoi traversant la Route maritime du Nord.

En avril 2012, la visite du Premier ministre chinois en Islande, alors en pleine crise économique, marque l’intérêt stratégique croissant de Pékin pour ce pays. La même année, un projet controversé d’acquisition d’un vaste terrain par un investisseur chinois soulève des inquiétudes, malgré les démentis officiels, et finit par échouer. Cet épisode illustre néanmoins l’importance géopolitique croissante de l’Islande, appelée à devenir une escale clé sur la future Route maritime du Nord, en particulier pour le commerce chinois facilité par le réchauffement climatique. Depuis plusieurs années, la Chine déploie sa stratégie en Arctique, soutenue par des expéditions scientifiques et l’acquisition de deux brise-glaces. Ce déplacement vers le pôle Nord repose sur des enjeux économiques majeurs : avec 90 % de son commerce maritime, Pékin voit dans le réchauffement climatique une chance d’accélérer ses échanges, notamment grâce à la Route du Nord, qui permettrait de réduire de deux semaines le trajet entre Shanghai et Rotterdam. En parallèle, la Chine cherche à exploiter les nouvelles ressources de la région, qu’elles soient halieutiques, minières ou énergétiques. En 2013, l’Islande devient le premier pays européen à signer un accord de libre-échange avec la Chine, facilitant ainsi son accès à l’Arctique. Ce partenariat permet à Pékin d’obtenir le statut d’observateur au Conseil de l’Arctique, comblant ainsi son dernier retard dans cette région stratégique. 

À partir de 2014, les relations entre l'Occident et la Russie se détériorent à la suite de l'annexion de la Crimée par Moscou, entraînant une série de sanctions, particulièrement contre les entreprises russes du secteur énergétique. Ainsi, Exxon Mobil est contrainte d'abandonner ses investissements en mer de Kara. Dans ce contexte, la Russie se tourne naturellement vers la Chine, qui s'est abstenue de critiquer l’action russe. Deux mois après l'invasion, Vladimir Poutine est chaleureusement reçu par Xi Jinping à Pékin. À la suite de la volte-face de la Russie, la Chine saisit l'opportunité tant financière qu'énergétique. Désireuse de diversifier ses partenaires en matière d'énergie, la Chine se retrouve en phase avec la Russie, qui cherche un investisseur pour soutenir ses projets arctiques. Les deux nations signent un accord majeur : la Russie s’engage à fournir du gaz à la Chine pendant 30 ans, pour une valeur de 470 milliards d'euros. Trois ans plus tard, Poutine inaugure la première unité de Yamal LNG, financée sans un seul dollar américain. La Chine devient ainsi le principal investisseur dans la région arctique, impliquée dans de multiples projets industriels, tels que le gazoduc « Force de Sibérie », qui livre près de 40 milliards de mètres cubes de gaz à la Chine.[10] En échange de son soutien financier, la Russie accorde à la Chine un accès privilégié au grand Nord, à ses ressources et à ses routes maritimes. Poutine et Xi Jinping mettent en avant une relation amicale et solide, mais derrière cette façade, l'alliance reste fragile et l’équilibre entre les deux pays demeure précaire. 

En 2018, à la surprise générale, la Chine se proclame « État proche-Arctique », un statut qu'elle s'est attribué en réinterprétant savamment les cartes historiques et maritimes et en invoquant des arguments climatiques et scientifiques.[11] Cette initiative n'a pas été bien accueillie par la Russie, qui considère ce « vol d'identité » comme une remise en question de sa propre position dans la région. Initialement, la Chine devait être un partenaire client, et non un concurrent. Moscou se trouve ainsi dans une position délicate, incapable de définir clairement ses limites face à Pékin, faute de moyens pour s’y opposer. Moscou craint que le partenariat ne se transforme en vassalisation. Toutefois, les temps ne sont pas de mise pour faire la fine bouche pour le Kremlin. 

Deux brise-glaces chinois en mission dans les eaux arctiques.

Une analyse constructiviste pour comprendre l’incompréhension

Les routes polaires illustrent bien la théorie constructiviste en relations internationales. Selon cette perspective, les actions des États ne sont pas simplement dictées par des intérêts matériels ou stratégiques, mais aussi par des perceptions sociales, des identités et des normes partagées. L'incompréhension qui entoure les routes maritimes polaires provient des constructions sociales divergentes des États concernés, en particulier de la Russie et de la Chine, qui définissent leur rôle en Arctique non seulement selon des critères géographiques et économiques, mais aussi à travers des récits de puissance, de prestige et de légitimité. Les tensions, par exemple, autour de l'attribution du statut d'« État proche-Arctique » à la Chine, ou encore les ambitions russes de renforcer sa souveraineté, montrent comment les acteurs internationaux réinterprètent les réalités géographiques et juridiques pour façonner des dynamiques de pouvoir spécifiques. La réalité des routes maritimes polaires est donc construite par les discours et les stratégies des États, plus que par des faits objectifs, ce qui alimente l'incertitude et l'incompréhension dans la région. En d’autres termes, les routes maritimes polaires ne doivent pas être comprises comme telles. Elles sont le miroir d’une quête de puissance plus subtile de la part de Moscou et de Pékin. Ces routes sont davantage des vecteurs de communication de puissance à l’égard du monde bien plus que de simples corridors commerciaux.


SOURCES

[1]. JAHN Alexandra, HOLLAND Marika et KAY Jennifer, « Projections of an ice-free Arctic Ocean », Nature Reviews Earth & Environment, 5/03/2024. pp.164-176.

[2]. LASSERRE, Frédéric et PIC, Pauline, 2025. Géopolitique des détroits : Enjeux de contrôle des détroits stratégiques. Op. Cit. 

[3]. LASSERRE, Frédéric et PIC, Pauline, 2025. Géopolitique des détroits : Enjeux de contrôle des détroits stratégiques. Op. Cit.

[4]. DOERMANN Lindsey, « Sea ice chokes the Northwest passage », Nasa - Earth Observatory[en ligne], 13/06/2024. Disponible à l’adresse :https://earthobservatory.nasa.gov/images/153166/sea-ice-chokes-the-northwest-passage

[5]. VELANDER Erica, « From Suez to the Cape : The Red Sea Conflict and Global Logistics », Op. Cit.
[6]. Ibid.

[7]. BAUDU Hervé et MONCANY DE SAINT-AIGNAN Frédéric, « Géopolitique de la mer : les enjeux des routes arctiques », Op. Cit.

[8]. Ibid.

[9]. LASSERRE Frédéric,  « Bateaux, plateaux, arsenaux : quels enjeux géopolitiques dans un Arctique en mutation ? », Op. Cit.

[10]. Ibid.

[11]. LASSERRE, Frédéric et PIC, Pauline, 2025. Géopolitique des détroits : Enjeux de contrôle des détroits stratégiques. Op. Cit.









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