Dans un ouvrage publié en février 2025 et intitulé « Grandeur de l'esprit français », l'écrivain Jean-Michel Delacomptée s'interroge sur les éléments constitutifs du génie français, à travers les portraits des plus grands esprits scientifiques et artistiques de l'époque moderne, en y étudiant les continuités et les ruptures.
S'il est à regretter que son œuvre ne se soit pas projetée jusqu'aux temps les plus contemporains, la grandeur de l'esprit français n'ayant pas manqué d'occasions de se manifester depuis, il faut également déplorer que sa plume n'ait pas touché à l'objet qui, au XXe siècle, a consacré la supériorité éclatante de la France dans l'obscure discipline de l'art administratif : je parle évidemment du formulaire administratif, et en particulier du formulaire CERFA.
Que le lecteur me pardonne si le comprimé de Doliprane n'est pas inclus avec cet article… Je n'entends pas vous soumettre à une torture équivalente : il ne sera question ici que d'histoire, car, comme le dit l'adage, « il faut bien que ça vienne de quelque part ».
Historiquement, l'administration française, depuis qu'elle est centralisée (en très gros, Henri IV), repose sur une grande culture de l'écrit, et consomme beaucoup de papier. Les efforts d'unification entre les provinces du royaume, la pensée cartésienne à vocation rationalisante, tout cela a participé d'une culture administrative dont il n'est guère surprenant qu'elle ait trouvé, dans l'écrit, un débouché à sa soif de standardisation. Tenez, savez-vous par exemple qu'en 1738 déjà, le secrétariat d'État à la marine produisit un formulaire à remplir par les navigateurs ? Sous forme de texte à trou, il contenait les éléments successifs à renseigner pour procéder à la prise de possession, au nom de la France, d'une terre inhabitée.
Mais revenons à notre administration, celle que l'on connaît aujourd'hui, celle que l'on chérit tant, celle dont le logo Marianne nous rappelle chaque jour la chance que nous avons de vivre dans notre pays hexagonal.
L'administration française contemporaine recourt énormément à l'écrit standardisé, comme l'explique Guy Thullier dans sa contribution Pour une histoire de la bureaucratie en France (1999) : « Quand on entre dans l’administration, on apprend à écrire selon certaines normes, certains principes, on utilise un certain langage propre à la "maison", on imite des "modèles" et au bout de peu de temps, on ne fait plus attention à ces règles du jeu non écrites qui gouvernent l’écriture. [Toutes ces conventions] protègent l’administrateur, elles lui accordent en quelque sorte des garanties vis-à-vis de la hiérarchie, des autres, on se coule dans un moule impersonnel, anonyme (le formalisme a un rôle défensif). »
1. — Passé
Tout commence après la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte où le rôle de l'État est en diastole interventionniste : l'administration songe ainsi, dans un premier temps, à simplifier par la standardisation les questionnaires statistiques par une loi de 1951 (l'INSEE fut créé en 1946).
Or, cas d'école en France n°1 : si l'on pensa à faire évoluer une partie d'une chose, il ne se trouva personne pour songer à le faire pour l'autre partie. Les questionnaires administratifs (nos formulaires), quant à eux, demeuraient encore différenciés, chaque ministère recourant à des modèles propres. Un article de 1969 intitulé « Les débuts du CERFA » indique ainsi que « Jusqu’en juillet 1966, les questionnaires administratifs ne faisaient l’objet d’aucune règlementation d’ensemble analogue à ce qu’est la loi du 7 juin 1951 pour les questionnaires statistiques. »
Le mouvement en faveur de la standardisation des formulaires débute en effet en mai 1965, lorsque Georges Villiers, président du Conseil National du Patronat Français (ancêtre du MEDEF), envoya une lettre en ce sens à Giscard d'Estaing, ministre des Finances. Saisie par l'Auvergnat, l'Inspection Générale des Finances produisit une note, laquelle déboucha enfin sur une circulaire.
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Rien à voir : Georges Villiers est également le nom du duc de Buckingham, l'amant fameux d'Anne d'Autriche. |
Cadeau d'anniversaire pour les 48 ans de Nelson Mandela, c'est cette flamboyante circulaire du 18 juillet 1966 relative à l'harmonisation générale de tous les questionnaires et formulaires administratifs, et à la création du Centre d'enregistrement et de révision des formulaires administratifs (CERFA) qui lance la machine de la standardisation.
Que faut-il en comprendre ? Eh bien, CERFA n'est pas un type de formulaire, c'est l'acronyme de l'entité chargée de les produire. Voilà, en sachant ça, vous savez tout.
J'ajoute que cette entité CERFA, après avoir été détachée de l'INSEE au profit du Secrétariat Général du Gouvernement par décret en 1976... n'existe plus depuis 1998 ! 193 ans après la bataille d'Austerlitz, l'importantissime décret du 2 décembre 1998 a en effet fondu le CERFA dans une commission pour les simplifications administratives. Bref, cas d'école en France n°2 : bien qu'un organisme n'existe plus, son nom est toujours employé.
2. — Présent
Qu'en est-il aujourd'hui ? La France de 2025 peut s'enorgueillir de près de 1811 formulaires plus variés les uns que les autres ; chacun portant un nom composé de son numéro suivi de sa version.
Voulez-vous déclarer des travaux non-soumis à permis de construire ? Optez pour le 16702*01. Déclarer un spectacle pyrotechnique ? Le 14098*02 est là pour vous. Mettre en place ou sortir un troupeau de volailles ? Le 13990*05 est votre meilleur choix.
À l'époque, il existait même un CERFA mythique : le 14764, qui permettait de proposer un nouveau formulaire administratif.
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Des poules, parce que pourquoi pas. |
3. — Futur
Deux dynamiques s'opposent aujourd'hui. D'une part, un courant simplificateur dans le sillage de Bercy s'était fixé pour objectif de simplifier les démarches des français en supprimant les CERFA pour le public à 80 % horizon 2026 (la promesse date de 2024, signée Bruno le Maire), puis complètement à horizon 2030, les formulaires devant être remplis par l'administration elle-même. (Rappelons caustiquement que l'instauration des CERFA en 1966 avait déjà pour vocation de simplifier les démarches.)
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L'expert |
À l'opposé, une tendance plus conservatrice entend préserver ce bijou du patrimoine français. Ainsi, en avril 2025, une chronique de France Inter s'interrogeait : « faut-il classer les formulaires CERFA au patrimoine de l'humanité ? » La question reste ouverte...
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